La fin de l’homme rouge
La fin de l’homme rouge, ou le temps du désenchantement, de Svetlana Alexievitch, adaptation et mise en scène Stéphanie Loïk
Svetlana Alexievitch vient de recevoir le prix Nobel de littérature et ce prix en dit beaucoup sur ce qu’on attend de la littérature aujourd’hui, qu’on a peut-être toujours attendu et quelquefois trouvé sous les dehors de la fiction et de l’éternelle nature humaine : un témoignage, un travail d’historien du présent ou du passé tout proche.
Cette histoire encore brûlante, on ne peut pas l’écrire seulement avec des chiffres, avec de l’abstraction, vue de haut. Svetlana Alexievitch la raconte au niveau du corps, des émotions : froid, nourriture insuffisante, discussions à n’en plus finir dans les cuisines, téléphones qui ne sonnent pas, odeurs, sentiment d’être suivi dans la rue, obligation de faire deux boulots -si on peut-pour vivre…
Et mille autres détails qui font l’homo sovieticus, déterminé, forgé par une société qui prétendait faire le bonheur du peuple envers et contre lui-même, avec des magnifiques embellies dans la terreur : la littérature, la poésie, la musique…
On sait comment une démocratie sans principes (mais que reste-t-il des nôtres ?) est tombée sur le dos de ce peuple, comment le patriotisme, trempé dans les millions de morts de la seconde guerre mondiale, a retrouvé un terrain dérisoire, avec l’actuel chef de la Russie. Nostalgiques de l’URSS, déçus de la perestroïka, rouges qui n’ont plus leur place, ultra-riches et ceux qui fouillent les poubelles pour se nourrir (mais chez nous ?) : Svetlana Alexievitch les connaît mieux que nous et les raconte mieux que personne.
Depuis plusieurs années, Stéphanie Loïk travaille, le plus souvent avec de jeunes comédiennes, ce théâtre-documentaire que lui offrent les textes de cette écrivaine dont elle a déjà adapté pour la scène La guerre n’a pas un visage de femme, Les Cercueils de zinc sur les mensonges de la guerre en Afghanistan, La Supplication Tchernobyl, chronique du monde d’après l’apocalypse, sur les abandonnés de la centrale explosée.
Elle cherche, (c’est son style, son talent), le corps collectif de ceux qu’elle fait parler. Pour les élèves issus des grandes écoles de théâtre, une expérience unique… Chacun est lui-même, mais dans une chorégraphie presque militaire, sans cesse renouvelée mais toujours présente, et très douce.
On entend le thrène des espoirs déçus. On voit la marque d’un pays enrégimenté, dont nous reste l’image des 1ers mais avec leurs défilés de masse. Le pays n’est pas que cela, comme nous le font entendre, la langue, la musique, et les chants russes. Beaucoup d’amour passe tous ces désenchantements.
Il faut lire La Fin de l’homme rouge et aussi aller voir comment, avec rigueur et tendresse, un groupe de jeunes comédiens se l’incorpore, fait couler cette histoire, ces êtres qu’il ne faut pas oublier, dans ses veines, dans ses muscles.
Stéphanie Loïk est arrivée ici au sommet de sa tétralogie Svletana Alexievitch.
Christine Friedel
Spectacle vu à l’Anis Gras; Théâtre de l’Atalante, du 4 novembre au 7 décembre. T : 01 46 06 11 90 ou latalante.resa@gmail.com