La double Inconstance
La double Inconstance de Marivaux, mise en scène de Adel Hakim
Avec Le Jeu de l’amour et du hasard (1730) et Les fausses Confidences (1737), La double Inconstance (1723) -un chassé-croisé d’amoureux entre harcèlement et consentement-possède un mécanique bien huilée et est fondée sur les procédés d’une logique de l’amour, identifiable avec ses repères du travestissement, de l’inconstance, de l’épreuve et du préjugé social.
Entre malices et facéties, vérité et mensonge, les personnages jouent au chat et à la souris; grâce à une écriture souriante, Marivaux brode des variations infinies sur les mensonges de soi à soi, les mensonges du sentiment, de l’amour-propre, de l’orgueil et de l’inégalité sociale…
Tel est le marivaudage, auquel jouent des personnages qui tentent, avec un langage aux réparties parfois cinglantes, d’imposer un masque à la vérité qui les tourmente.
Ici, le Prince veut épouser une paysanne, Silvia, qui aime Arlequin; il l’enlève et la séquestre, sans violence et en lui accordant le confort, avec l’aide de son valet Trivelin qui surveille la captive rebelle aux caprices du Maître. Flaminia, une de ses proches, met en œuvre une stratégie qui vise à réduire puis à rompre l’amour fidèle qui lie Arlequin et Silvia.
Le palais, lieu clos, est une sorte de laboratoire où les grands mènent leurs expériences sur les petits, comme sur des cobayes. La Double Inconstance, pour Adel Hakim, à l’écoute de la résonance contemporaine de la pièce, montre la façon âpre et calculée dont le Prince et ses acolytes, maîtresse et valet, dressent deux beaux jeunes gens, dont l’énergie un peu sauvage s’avère nécessaire pour régénérer le pouvoir en place. À cette observation cynique, il veut aussi que cette nouvelle génération manipulée, et en passe de prendre le pouvoir à son tour, abandonne toute rébellion!
La représentation de cette comédie d’analyse du cœur requiert chez ses interprètes, souplesse et vivacité, naturel, virtuosité mimique et sens de l’improvisation. Au début, les jeunes gens suscitent la surprise: Silvia, la paysanne (Jade Herbulot) est ici une fille des banlieues radieuse et têtue, en blouson, leggings et chaussures de sport; énergique, mouvante et arrogante, elle a une volonté inébranlable que renforce encore son amour pour Arlequin.
Ce paysan malin et rieur,(Mounir Margoum), bonnet sur la tête, est le reflet, au masculin, de la belle sauvageonne dont il est l’amant, s’abandonnant sans mesure au fil de son désir; il est fidèle… jusqu’à au moment où les appâts de Flaminia (Irina Solano) lui feront renier son amour pour Silvia, surtout quand on lui offre bonne chère et bons vins.
Lisette (Lou Chauvain), déguisée en vamp ludique de pacotille pour séduire Arlequin, choisit l’expression verbale et gestuelle d’un jeu outré, allant toujours plus loin que son partenaire, dans la réalisation des figures burlesques. Le Prince amusé (Frédéric Cherboeuf), monument de patience, montre la prestance aristocratique attendue et a un verbe provocateur. Trivelin (Malik Faraoun), en serviteur «philosophe des Lumières», analyse et commente la situation économique, sociale et morale de la relation entre maître et valet. Il incarne avec talent une figure intelligente et inquiétante qui, jamais, ne trahira ses idées.
Ce théâtre recèle une force sensuelle perceptible dans les manifestations mêmes du désir (les éblouissements de l’amour et l’attrait du pouvoir et de ses plaisirs) que la tradition scénique orne souvent d’une élégance trop abstraite et légère.
Malheureusement, à force de vouloir mettre à nu la brutalité concrète et crue des enjeux privés et des désirs implicites, Adel Hakim tombe dans le vide d’un capharnaüm complaisant et sans nuances d’une condition vulgaire et plombée, propre au théâtre de boulevard…
Véronique Hotte
Théâtre d’Ivry/Antoine Vitez, jusqu’ au 29 novembre. T : 01 43 90 11 11