La Volupté de l’honneur (Il Piacere dell’onestà) de Luigi Pirandello, traduction de Ginette Herry, mise en scène de Marie-José Malis
Agata Renni, une jeune femme, attend un enfant du marquis Fabio Colli qui est déjà marié et qui n’a aucune intention de divorcer. Cela provoquerait en effet un grand scandale dans une Sicile où l’Eglise, toute puissante, a encore le monopole de la morale.
Seule et vieille ficelle des familles bourgeoises: trouver à Agata un mari qui accepterait de jouer le père, de façon à sauvegarder les apparences. Un ami du marquis, Maurizio Setti, va donc lui présenter un homme soi-disant bien mais qui a sûrement un passé douteux. Endetté, ruiné, Angelo Baldovino est donc écarté de la classe sociale qui est la sienne. Et l’auteur sicilien sait de quoi il parle: à trente-six ans, il a été brutalement ruiné comme sa riche famille sicilienne, à la suite de l’inondation d’une de leurs soufrières…
Mais peut-on quitter son identité pour celle, usurpée, d’un mari et père honorable, contre une remise de dettes ? Non bien entendu, et dans cette conjugaison de deux déshonneurs, les choses ne peuvent se dérouler comme prévu… Luigi Pirandello nous dit une fois de plus et de façon magistrale, toute la difficulté qu’il y a, à vivre avec ce mensonge social qui, paradoxalement, va être pour Baldovino, une vérité et comme la clé d’une libération personnelle. Il refuse en effet cet argent mais la belle et riche Agata, séduite par son honnêteté, le suivra avec son enfant quand il décidera de quitter cette famille où il ne pourra jamais trouver sa place.
Bref, pour Luigi Pirandello, la leçon est claire : la vérité, sans doute difficile à vivre, permet à toute homme ou toute femme, de se reconstruire, à partir du moment où il ou elle, n’est pas dupe du rôle qu’il lui faut jouer… En fait, Baldovino anticipe et sent très vite dès le premier acte, avec l’instinct du pauvre qu’il est devenu malgré lui, qu’il a vendu son identité au diable. Accepter le paraître n’est pas une solution : il voit qu’à court terme, ce vrai-faux mariage, financièrement très intéressant pour lui, va devenir insupportable comme pour Agata. «Être déshonnête, cela m’a coûté des sacrifices d’amour-propre, une perpétuelle amertume, du dégoût, de la répulsion. »
La pièce, écrite il y a un siècle, un peu oubliée et plus très jouée, est la première de Luigi Pirandello à avoir été créée en France en 1921 par Charles Dullin. Elle fut ensuite montée par Jean Mercure en 1953 et, plus récemment en 1967, à la Comédie-Française et par Jean-Luc Boutté en 1995. Trop longue, souvent bavarde et inégale et donc pas facile à monter, elle l’est généralement avec coupures mais dure environ deux heures.
Cela tombe bien Marie-José Malis qui avait monté un Hypérion d’après Hölderlin (cinq heures) pas très intéressant et très contesté l’an passé au festival d’Avignon (voir Le Théâtre du Blog) aime bien travailler sur le temps. Mais elle a aussi coupé dans le texte de Pirandello. Annoncée pour trois heures, l’aventure dure en fait trois heures trente sans entracte ! «J’aime beaucoup, dit-elle, travailler la théâtralité dans ses coordonnées historiques de répertoire et de la pousser vers un absolu moderne, tendu, fait de crises. Une temporalité existentielle réelle, un temps pour une expérience, où il faut dépasser quelque chose… »
On veut bien mais cette nouvelle version du spectacle créé en 2012 à la Comédie de Genève,est à la fois fascinante par ses grandes qualités mais très esthétisante et donc pas vraiment réussie. Essayons pourtant d’y voir clair. D’abord, Marie-José Malis comme dans les autres spectacles qui avaient précédé ce très mauvais Hypérion, est une grande directrice d’acteurs. Avec une extrême attention et un grand respect portés au sens du texte et au jeu qui est ici d’un rare unité. On sent tous le comédiens responsables du personnage qui leur a été confié, du plus petit, au plus important comme celui de Baldovino. Juan Antonio Crespillo, tout en nuances, passe de la plus grande douceur à la colère, voire au cynisme absolu. Exceptionnel de vérité, notamment quand le marquis devient sa cible préférée. Mais tous: Pascal Batigne, Silvia Etcheto, Michèle Godet, Olivier Horeau et Victor Ponomarev sont immédiatement présents, dès leur entrée sur le plateau.
Aucune erreur de texte, aucune criaillerie, aucune approximation mais une fluidité parfaite dans le gestuelle et une diction impeccable : nous avons vraiment l’impression d’entrer dans le cercle familial de ces personnages et le théâtre de Pirandello n’est pas souvent aussi bien servi.
Nous avons beaucoup aimé dans cette mise en scène, même si le spectacle est trop long, ce rapport très habile au temps : cela fait penser à ces dîners ou fêtes d’une dizaine d’heures où, à la fin, on commence à bien connaître les invités qui étaient de parfaits inconnus. Mais nous avons moins apprécié cette scénographie ratée, assez prétentieuse signée aussi Marie-José Malis, avec un sol en damier (une erreur de débutant), des chaises dépareillées des années cinquante, (merci, on déjà beaucoup donné ces derniers temps en particulier chez Luc Bondy!) Et un des murs de la salle a été couvert de papier blanc, les Dieux savent sans doute pourquoi et au milieu, un gros lustre très laid, faussement années trente avec des globes lumineux, à un moment donné, descend à trois mètres de la tête des spectateurs.
Le plateau constitué par un lieu anonyme est doté d’une avant-scène qui empiète sur la salle où les acteurs peuvent descendre par quelques marches. Vers la fin, un châssis descendra d’un seul coup pour découvrir une cage de scène noire, éclairée par un gros projecteur. Un autre châssis tombera d’un seul coup aussi vers le public. Merci, on a déjà donné et quand Jean-Luc Lagarce le faisait avec La Cantatrice chauve, cela avait un sens… Ici, un des personnages fait semblant d’actionner des leviers électriques pour éclairer des rampes en hauteur dans toute la salle. Théâtre dans le théâtre: la metteuse en scène aurait pu nous épargner ce genre de gadgets!
Plus ennuyeux et comme dans Hypérion, pendant toute la représentation: on voit mal le visage des comédiens à cause de cette lumière indirecte peu efficace dont Marie-José Malis, décidément têtue, est tombée amoureuse. Elle veut sans doute mettre l’accent sur la voix mais entend-t-on des personnages que l’on voit mal?
Cette pièce sans doute intéressante sur le plan philosophique, est par trop inégale, avec un début assez poussif et Marie-José Malis avait-elle besoin de l’étirer sur trois heures et demi, pour en tirer toute la substantifique moelle ? La réponse est clairement, non. Elle semble d’abord s’être fait plaisir avec des effets faciles de mise en scène, comme entre autres, un jeu face public à la Stanislas Nordey ou ce châssis qui descend tout d’un coup et nous fait voir les cintres de la scène subitement éclairés : un procédé des plus usés… Tout cela fait un peu exercice de style, du genre : venez voir ce dont je suis capable quand je m’empare d’un beau plateau et d’un texte difficile.
Ce soir de première, la salle était à moitié pleine et il y avait très peu de jeunes spectateurs! En fait, tout semble se passer comme si Marie-José Malis depuis son arrivée à Aubervilliers, préférait s’occuper de ses recherches personnelles (elle le dit clairement dans un tas de textes bavards qu’on distribue généreusement à l’entrée): « Je crois au théâtre comme médium, comme lieu de ma recherche et de ma discipline. Je tente de comprendre sa nouveauté, son adéquation à ce temps, à ses besoins, sans déclarer qu’il est obsolète. ».
On veut bien mais nul besoin d’avoir fait comme elle, Normal’Sup: confondre même en partie théâtre de recherche et Centre Dramatique National quand on est directrice: un jeu qui peut se payer cher! C’est un des plus sûrs moyens de vider les salles qui n’ont pas besoin de cela en ce moment. On ne comprend pas que le Ministère n’ai pas encore tiré la sonnette d’alarme…
En fait, malgré ses déclarations, Marie-José Malis semble oublier qu’il y a eu et qu’il y aura toujours un élément fondamental: le public et surtout le public jeune qui se fait de plus en plus rare dans les salles. Et si Gabriel Garran, créateur du Théâtre de la Commune dont on va fêter les cinquante ans, puis son successeur Didier Bezace, avaient tous les deux suivi cette voie, on peut se demander si ce lieu emblématique du théâtre populaire en banlieue existerait encore !
Et cette Volupté de l’honneur? Allez-y si vous voulez découvrir la pièce, mais pas avec n’importe qui! Si vous devez y emmener des lycéens, testez d’abord vous-même ce spectacle qui vaut surtout, répétons-le, pour une direction et des acteurs vraiment exceptionnels. Mais la mise en scène a trop de défauts. C’est un avis que ne partage pas vraiment notre amie Christine Friedel…
Philippe du Vignal
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Commençons par le titre original de la pièce, à côté de sa traduction historique. Car, ce qui fait l’incroyable filet des causes et des effets, les inextricables nœuds de la pièce, c’est bien ici la “jouissance de l’honnêteté“ avec laquelle Angelo Baldovino va persécuter le marquis Fabio Colli qui a besoin d’un mari « honnête » pour endosser la naissance de l’enfant qu’il a fait à sa maîtresse. Et qui va vite le trouver et trop. L’heureux élu, cet Angelo, n’a pas toujours été un ange, on le devine. Il se consacre d’autant plus à ce rôle d’homme honnête, avec une obstination, une logique, une lucidité et une intégrité toutes aussi diaboliques. Cela nous place d’emblée, aux antipodes de la gaudriole, dans une puissante comédie philosophique. Marie-José Malis et les acteurs respectent totalement les personnages de Pirandello, quelle que soit leur situation, ridicule, embarrassée, gênante… où ils ont été involontairement entraînés. Nous rions souvent avec eux, de leurs contradictions, découvertes et vérités épuisantes. L’auteur prend le temps de donner avec sa comédie, le mode d’emploi pour la penser. Encore faut-il, comme le fait Marie-José Malis, lui laisser toute sa parole. Le spectacle est long mais sa durée, juste et cela crée pour le spectateur une attente étonnamment jouissive : que va-t-il se passer, que va-t-il se penser ? Action et réflexion sont si étroitement tricotées dans la pièce qu’elles ne font plus qu’un: cela se passe dans l’âme effarée du marquis, découvrant les conséquences sans fin de sa “commande“ : un homme honnête. Baldovino, la fois torturé et sadique -une revanche sociale- est dépassé à son tour par les conséquences de sa ligne de conduite. Et, pour tenir, il a bien besoin de faire appel, quoiqu’avec pudeur, aux lumières de la salle, et à un public bienveillant et attentif, .
Juan Antonio Crespillo fait passer la quête de Baldovino et sa logique infernale par l’émotion : retenue, soupirée, essoufflée, douloureuse et inflexible. Chacun des comédiens trouve les accents d’émotion vraie qui donnent leur dignité aux personnages. La sincérité dans le jeu: cet engagement de chaque instant, Sylvia Etcheto joue la jeune femme objet de la transaction (son premier mot est: non) avec des silences. Michèle Goddet est une mère jamais ridicule mais changeante, à la fois dépassée et forte de son amour pour sa fille. Nous, spectateurs, sommes sans cesse avec les comédiens, attachés à leur effort, à leur respiration, tandis que se construit l’affaire et que se déconstruit la logique initiale des apparences au profit de la quête sans fin et la contagion de l’honnêteté.
Ce serait l’histoire d’une tyrannie nécessaire, sans doute, d’un intégrisme invivable et douloureux, jusqu’au moment où les affaires d’argent, à force d’être tournées et retournées, se vident complètement de tout sens et de toute force et qu’une nouvelle et discrète logique efface toutes les autres, de façon à la fois prévisible et non, celle de l’amour. Il ne faut rien de moins pour casser la spirale infernale.
Ce Pirandello complet, palpitant de vie et qui éclaire les autres pièces, souvent jouées de façon abstraite. Avec le décor et la lumière partagés qui nous prennent comme par l’épaule, avec ces acteurs qu’on a envie de porter jusqu’au bout. La pièce commence par : « Entrez ». Donc entrons, ce qui se passe ici, est important et magnifique.
Christine Friedel
Théâtre de la Commune-Centre Dramatique National, 2 rue Edouard Poisson, Aubervilliers (Seine-Saint-Denis) jusqu’au 20 novembre. T: 01 48 33 16 16.
(Il est préférable de choisir les séances du mardi et mercredi à 19h 30, ou celle du samedi à 18h ou le dimanche à 16h, si vous devez reprendre un métro pour Paris..: navettes gratuites du mardi au vendredi, pour Paris et le mercredi, pour Aubervilliers et alentours.