Le petit Théâtre du bout du monde d’Ezechiel Garcia-Romeu

Le petit Théâtre du bout du monde d’Ezechiel Garcia-Romeu

 

PTBM7-small«Tout ceci, on s’en excuse, est un peu imprévisible. Mais n’est-ce pas mieux que la fin d’un monde.» Avertissement que se voient remettre les «chers visiteurs» dans le hall du Théâtre National de Nice. Une lettre dans une enveloppe leur donne en effet quelques indications sibyllines et paradoxales sur la conduite à tenir durant le spectacle. En substance : explorez, soyez curieux !
Le parcours débute dans l’ascenseur, en petit comité, et se poursuit par un couloir qui fait office de galerie de portraits. Les visiteurs peuvent s’arrêter sur la poésie mélancolique que dégagent d’étranges êtres mutants, avant d’entrer dans l’obscure salle de répétition, où se trouve une sorte de longue  et assez basse cabine vitrée.

  Autour de cet inquiétant studio, tenant à fois du vivarium et du laboratoire, des bancs sont disposés en espace quadri-frontal. Sur le toit, un monde d’errance, de trappes, où quelques «prolétaires du néant» patientent. Au-dessus, un avion constitué de plaques de métal et de haut-parleurs.
  Bienvenue dans le petit monde post-apocalyptique d’Ezechiel Garcia-Romeu! Dramaturge associé à Laurent Caillon, metteur en scène et concepteur de marionnettes, il en assure aussi la manipulation. Au premier coup d’œil, on retrouve ce talent de miniaturiste et cette recherche d’intimité avec le spectateur, qui faisaient déjà le charme de Banquet Shakespeare et du Scriptographe.
Cet univers souterrain, muséal, en lisière de l’art brut, est parsemé d’objets d’autrefois: un tourne-disques, une machine à écrire, une télé qui neige, un téléphone filaire… Autant de vestiges d’un passé technologique déjà frappé d’obsolescence. Une ambiance un peu poussiéreuse d’Allemagne de l’Est, quand elle est peinte dans Good Bye Lenin par le cinéaste Wolfgang Becker.

  Une marionnette à tige, énigmatique personnage-taupe aux yeux lumineux, fait figure de guide. Le spectateur peut se déplacer au gré des micro-saynètes mises sous verre. Ecouter de la musique liturgique dans des gouttières. Observer ce qui se passe au-dessus, en-dessous. Nous assistons à une succession lente d’instants de (sur)vie.
   Parmi ces personnages usés, appareillés, dégingandés, un obèse cul-de-jatte attire plus particulièrement l’attention. Animé par une opération douloureuse, un tuyau planté dans le dos, il émet un discours-gromelot stupéfiant. Moment de grâce cacochyme. C’est la vie qui se déploie sous nos yeux, si finement décrite par Kleist dans son fabuleux petit texte, Sur le théâtre de marionnettes : «L’âme (vix motrix), centre de gravité du mouvement».
Ces personnages qui attendent, se déplacement difficilement, traînent leur valise ou leurs sacs de vide, aussi touchants que déprimants. Prophétisent-ils la société de demain ? Ne sont-ils pas plutôt le miroir de la nôtre, peuplée d’êtres blessés, amputés, claudiquant dans la jungle de Calais, les zones commerciales, ou  le monde de l’entreprise et autres lieux de transit ?

Leur univers de claustration, feutré, ralenti, dénonce notre absence d’ambition écologique, sous une lumière jaunâtre. L’univers sonore, surtout, nous alerte; percé de sons métalliques, de vols de mouche, de grésillements issus de haut-parleurs, il nous donne la clé : notre production de plastique et de béton est alarmante.
  L’homme provoque un tsunami sans précédent à l’échelle planétaire. La COP 21, conférence de Paris sur les changements climatiques, c’est maintenant! Il n’y a que la fondation Gates, nous dit une voix de chroniqueuse, qui investisse dans le traitement de nos matières fécales. Ambiance…
Le spectacle semble illustrer cruellement les théories d’Edward Gordon Craig qui voyait dans la marionnette, l’acteur idéal. Sans psychologie, sans égo, elle impose sa présence et s’anime, allégorie idéale de cette post-humanité réduite à quelques postures et gestes. L’univers d’Ezéchiel Garcia-Romeu est cohérent de bout en bout, désespéré. Il extrait de la matière brute, l’ultime mouvement, la grâce dernière. C’est beau, poignant.
Mais qui viendra nous apporter à nous, humains, un nouveau souffle ? Nous relever, nous guider, nous libérer de la gravité, sinon nous-mêmes ?
Le message sur l’artiste comme lanceur d’alerte, est expulsé avec plus de douleur. D’où, sans doute, ces applaudissements ténus à la fin de cette visite douce-amère. Si le spectateur ne peut qu’être sensible à la délicatesse des créatures, à l’urgence écologique, il est toutefois maintenu dans le désespoir par une esthétique où tout agonise.
Ici ou là, lui restent une maigre énergie et le menu plaisir de transgresser son impuissance en changeant d’angle de vue, en faisant tourner un vélo d’appartement (fournisseur d’électricité), en décrochant un téléphone pour un maigre dialogue. Il touche furtivement à la possibilité d’agir, d’entrer en contact.
Emergent de tout petits fragments d’humanité. Et pourtant, jusqu’au bout de ce monde, un constat : l’homme bouge encore.

 Stéphanie Ruffier

Théâtre National de Nice, jusqu’au 15 novembre. Théâtre d’Arles, les 8 et 9 janvier. Centre Dramatique National de Strasbourg du 13 au 15 janvier.


Archive pour 11 novembre, 2015

Grotowski aujourd’hui encore

Grotowski aujourd’hui encore 

  grotowski-jerzy-portret-2_6885682Philippe Adrien, le directeur du Théâtre de la Tempête, a organisé une rencontre autour du metteur en scène et théoricien Ludwig Flashen, à l’occasion de la publication de son livre Grotowski, suivie par la projection d’Akropolis, que Jerzy Grotowski mit en scène à Wroclaw en 1962, et par une performance de Jaroslaw Fret.
  Critique dramatique et écrivain, Ludwig Flashen est d’autant plus autorisé à parler de l’histoire et des pratiques théâtrales de Jerzy Grotowski, qu’il fonda avec lui le Théâtre des treize rangs, à Opole en Pologne, qui préfigura son célèbre futur Théâtre-Laboratoire.
Ce fut donc un grand moment d’émotion, pour nous Parisiens, de l’entendre et l’occasion de voir que le metteur en scène polonais a fait école en Pologne comme en témoigne la performance de Jaroslaw Flet, mais aussi dans toute l’Europe.
 Chaque créateur comme entre autres, Peter Brook, Claude Régy ou  Ariane Mnouchkine, puisant à sa guise dans cet héritage.
Ludwig Flashen a retracé l’histoire du Théâtre-Laboratoire, et, en s’appuyant sur la lecture de quelques textes théoriques de Jerzy Grotowki, a expliqué en quoi consistait le «théâtre pauvre» et comment il a prolongé, à son insu, le projet d’Antonin Artaud.
Pour lui, le théâtre «riche» s’épuise souvent à courir après les techniques de l’image et du son, alors que le théâtre «pauvre» se concentre sur la relation immédiate et quasi sensuelle entre acteurs et spectateurs (qu’il considère non comme un public, mais comme des témoins). D’où le choix d’une petite jauge et la place de l’assistance au milieu de l’espace scénique. On ne salue pas, on n’applaudit pas, dans le théâtre pauvre. Un silence religieux est de mise, sans éclairages subtils, costumes et l’attirail du théâtre bourgeois.

Il s’agit de se concentrer sur le travail corporel de l’acteur. Le texte, comme on le verra dans Akropolis, est psalmodié, susurré, hurlé, ou chanté : voix, débit des mots, rythme et intonation sont ici plus importants que le sens, et, même non traduit, l’essentiel du message doit rester perceptible à des étrangers. Le spectacle, considéré avant tout comme une action vocale, devient un acte réalisé hic et nunc, devant et pour des témoins, et non comme une représentation naturaliste ! L’acteur doit être prêt à engager toutes ses ressources corporelles.
«Cruel envers moi-même» et « La cruauté, c’est la rigueur», disait Artaud. L’interprète doit alors être cruel envers lui-même. Son travail est une ascèse, et la représentation, une épreuve, une cérémonie quasi-sacrificielle.
  Le spectateur-témoin doit donc souffrir avec/dans un acte théâtral, vu comme acte total, en subissant la même ascèse que celle requis chez les comédiens.
«Rien de profond ne sort de l’improvisation», dit Jerzy Grotowski. Ses maîtres-mots: rigueur et humilité dans le travail, comme le pratiquent tous les artisans. Il s’agit de projeter acteurs et spectateurs dans quelque chose d’extrême (tout le contraire d’un divertissement!).
Dans cette recherche du sacré, Jerzy Grotowski, sans en avoir conscience, du moins au départ, a rejoint Antonin Artaud, qui refuse de séparer le physique et le spirituel. Il a toujours prétendu qu’il ne le connaissait pas, quand il a commencé  à faire des mises en scène et a toujours revendiqué Constantin Stanislawki et Bertold Brecht comme ses seuls maîtres.

  Au Théâtre-Laboratoire, on ne visait pas le succès. Le nombre des spectateurs  importait si peu à Jerzy Grotowski qu’un jour où il n’y en  avait aucun pour une représentation d’Akropolis, il a dit à ses acteurs : «Jouez pour moi !»
 Quand l’Etat polonais avait la haute main sur les représentations, l’espace de liberté résidait dans les seules répétitions.
Allant au bout de sa démarche, le maître polonais a cessé de monter des spectacles en 1970. Le travail de répétition et de recherche lui apparut alors comme plus important et il se plaisait à se désigner comme chercheur, et c’est comme tel qu’il fut reconnu en France, où, en 1997, il devint titulaire de la chaire d’anthropologie théâtrale au Collège de France. Il prononça sa leçon inaugurale aux Théâtre des Bouffes du Nord, rendant ainsi hommage à Peter Brook, son complice depuis leur rencontre…


  Sa religiosité et son grand intérêt pour les cultures du monde s’affirmeront en suite encore plus nettement au centre de Pontedera (Italie), avec un travail sur les chants anciens, les rituels et les traditions oubliés.

Akropolis, captation du spectacle (1962)

L’argument d’Akropolis est fondé sur un drame (1904) de Wyspianski qui mêle folklore polonais, scènes bibliques et poèmes homériques.  Jerzy Grotowski a repris les scènes évoquées par  le dramaturge mais les situe dans un camp d’extermination.
 La culture méditerranéenne et religieuse dont Wyspianski s’inspire résistera-t-elle à la tragédie d’Auschwitz ? se demande le metteur en scène. 
 Détresse, cynisme et  horreur mais aussi  foi et espoir,  dans ces tableaux homériques et bibliques joués par les détenus,  qui apparaissent comme autant de cauchemars… Par exemple,  pour la noce de Jacob et Rachel,  les prisonniers marchent en procession, au rythme du bruit de leurs godillots, et chantent en chœur : le rituel du mariage est respecté  mais l’épouse est figurée par un gros tube de métal et elle est coiffée d’un morceau de plastique en guise de voile nuptial…

 Le public assiste, interdit, à une collision entre deux univers entre  mythe et  réalité. Avec une fougue  proche de l’hystérie, les acteurs entrent dans une action théâtrale inédite et anti-burlesque où la tragédie passe, sur un mode paroxystique, du monde idéal des héros, à l’univers déshumanisé d’un camp. 

  Plus d’espoir ni de consolation, le mythe devient ici une farce funèbre, et absorbe toute l’horreur  de l’enfermement. Nulle place ici pour un spectacle avec public. Il s’agit de vivre ensemble, sur scène et dans la salle, une épreuve initiatique, un choc entre l’univers du camp et celui du mythe, ce qui doit engendrer un sursaut moral.

 Armine, sister, mise en scène de Jaroslaw Fret

 armine_sister Héritier de Grotowski, Jaroslaw Fret, fondateur du Théâtre Zar, a insisté, lors de la rencontre qui a précédé la représentation, sur l’importance du silence. « Ce n’est pas une absence de mots, dit-il, les paroles sont là, en léger retrait du mur du silence qui ouvre l’espace d’un accord tacite entre  public et acteurs, et engendre ainsi une communion ». Il  reprend la conception du public qu’avait Jerzy Grotowski.  
Le terme « public», soutient en effet le metteur en scène, ne convient pas ici: les spectateurs sont pris à partie individuellement, dans le plus intime de leur vécu et  on  exige de lui une telle concentration dans l’écoute et la vision, que toute passivité est bannie.

  La pièce est dépourvue de dialogues et il faut se contenter de l’explication donnée en préambule, présentée comme un avertissement au «public», ou, du moins, comme une invitation pressante. Cet avertissement assez solennel  fait déjà partie du spectacle. Nous entrons alors en silence et nous nous plaçons sur deux rangées, de chaque côté de l’espace scénique.
 «Ne vous effrayez pas, dit le metteur en scène, si vous êtes derrière une colonne, peut-être là où vous chercherez à voir, il n’y a rien à voir, et c’est ailleurs qu’il faut regarder.» Déroute du spectateur et  inconfort d’être immergé dans une salle semi-obscure traversée de seize colonnes, rappelant un baptistère, ou l’abside d’une église en ruine.
 L’action n’a pas encore de nom; le théâtre Zar parle de «séance». Peut-être le meilleur terme pour une thérapie ou un rituel, et pour désigner aussi un espace où va se produire une action collective et/ou entre les individus.
 Commence alors une suite de tableaux musicaux et chorégraphiques qui évoquent le génocide arménien, présenté, non comme un fait historique désincarné, mais comme le vécu physique des acteurs. Rien de morbide pourtant, aucun voyeurisme, aucune violence réaliste, mais, grâce à une transposition visuelle, plastique et sonore, une évocation du massacre et de la douleur…

  Avec un double objectif, dire cette acharnement destructeur, dont les femmes, cibles désignées de la barbarie, sont les premières victimes. Et aussi sortir le spectateur de l’indifférence accompagnant ce massacre, pour en faire un témoin.  Véritable travail de mémoire,  ce qui se joue  sur scène et dans les gradins, repose sur l’idée que l’évocation d’un peuple passe par la reviviscence de ses traditions. C’est surtout la culture musicale de l’Anatolie qui est convoquée ici : Armine, sister est au centre d’un projet de recherche plus large qui portera sur les traditions musicales de l’Anatolie, du Kurdistan et de l’Iran. 

 Ce  groupe de recherche est allé à la rencontre de musiciens, chefs de chœur et chanteurs, et a recueilli des témoignages, matériau du futur spectacle qui fait la synthèse entre chants et action visuelle portée par des acteurs au jeu physique  tout à fait remarquable. En parallèle, se préparent  un album de musique, des expositions de photos, et des rencontres avec le public. 
Sans le secours des mots, chorégraphie, chants et éléments de décor offrent ici une narration parfaitement lisible, d’autant plus poignante qu’elle est muette et soutenue par un chant monodique dont la tonalité et la profondeur suffisent à créer la transe. 
 Les acteurs éprouvent dans leur corps toute la violence subie ou donnée, transmise par la danse et le chant.  Dans un espace scénique mouvant, les corps d’hommes et de femmes convoquent l’esprit des morts, en restant anonymes. Tous répondent à l’invocation Armine, sister. 
Nous sommes  suspendus à une action silencieuse et concentrée, tendue vers le pays des ombres tragiques. A la fin, quand les chanteurs et les acteurs ont disparu, nous restons plongés dans le vide. Chacun sent qu’il serait blasphématoire d’applaudir…

 Michèle Bigot

 Le spectacle s’est joué du 29 au 31 octobre au Théâtre de la Tempête,  Cartoucherie de Vincennes. 

 

Déranger

 

Déranger par le GITHEC, texte et mise en scène de Guy Benisty, direction artistique de  Michelle Bustamente, Jean-Matthieu Fourt, Sylvie Philibert et  Karim Traïkia.

 5243867_dc66f348-7fe7-11e5-91e0-00151780182c-1_545x460_autocrop Le GITHEC, Groupe d’Intervention Cinéma Théâtre, mène depuis 2013 un patient travail autour de Pantin, avec « ceux qui manquent au théâtre ». Dans les lieux les plus insolites, il y eut notamment Y’a pas qu’la mort en 1995 dans le le parc d’une grande cité, Comme un chien sous la pluie devant une barre de HLM, et Maintenant, rien que maintenant en 1996 sur la zone de la Vache à l’aise, et  un autre spectacle joué dans une caravane à Aubervilliers, où Guy Benisty mêlait amateurs (adultes et enfants) à  des professionnels,  dans une aventure des plus singulières.
Il faut rappeler aussi Un cœur mangé,  un magnifique texte sur les Croisades, que Guy Benisty avait écrit et créé avec Pierre Guillois au Théâtre du Peuple de Bussang, et qui a été repris l’année suivante dans la rue à Pantin.
Déranger, c’est un hommage échevelé à la folie qui nous entoure, celle dont souffrent des malades internés en unité psychiatrique, celle que les soignants doivent s’efforcer de guérir avec de moins en moins de moyens, celle qui guette notre monde en déroute soumis à l’infernale dictature du Veau d’or.

  Nous patientons à l’entrée, on nous distribue des sacs  contenant  un petit pain et le programme,  et on nous invite à nous asseoir de part de d’autre d’une longue piste blanche, avec deux  portes à chaque bout. C’est la fête dans l’hôpital, il y a une fanfare: chacun s’y est préparé avec des sketches, des dessins mais quelque chose ne va pas…
Les infirmières courent, un malade est à la dernière extrémité, on ne trouve pas de traitement, c’est une course joyeuse et désespérée, reflet de notre monde. Malgré des flottements et quelques longueurs supportables, vu la pertinence de la démarche, Déranger qui n’a connu que  trois représentations au terme de longs mois de travail, affirme une singulière pertinence.

Edith  Rappoport

Spectacle vu à la salle Jacques Brel de Pantin, le 8 novembre

www.githec.com

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