Festival Temps d’images, Cluj 2015
Festival Temps d’images, Cluj 2015
Cluj Napoca, au cœur de la Transylvanie, compte quelque 400.000 habitants dont un quart d’étudiants, venus de toute l’Europe, car ses nombreuses universités dispensent des cours en anglais, allemand, hongrois et français, en plus du roumain. Elles accueillent notamment des jeunes gens recalés aux concours d’entrée en médecine, pharmacie et écoles vétérinaires de l’Hexagone.
Une opportunité pour cette ville cosmopolite qui abrite de fortes communautés hungarophones et germanophones (un des grands théâtres donne ses spectacles en langue magyare). Capitale européenne de la jeunesse en 2015, Cluj accèderait, selon la commission européenne, à une meilleure visibilité et à une dynamique accrue, grâce à ce titre. Peut-être aussi à des financements liés à une nouvelle notoriété, qui, espérons-le, bénéficieront à au pays, s’ils ne sont pas, comme souvent, détournés.
Alors que se déroule le festival, des centaines d’étudiants sont dans les rues des grandes villes roumaines, pour protester contre les malversations d’une clique de politiciens. Ce ras-le-bol s’exprime après l’incendie d’une boîte de nuit à Bucarest, le 30 octobre, qui a fait cinquante morts, et qui a provoqué de la colère des habitants vis-à-vis d’édiles corrompus et toujours impunis. «La corruption tue !» est un des slogans qui s’affichaient dans les manifestations.
Temps d’images fonde sa ligne éditoriale sur des thèmes sociétaux, autour desquels se rassemble la scène roumaine indépendante, en écho avec les importants mouvements contestataires qui agitent la société depuis la révolution de décembre 1989. Chaque année, le festival se construit autour d’une thématique; en 2015, c’était: «corps commun». Il accueille des compagnies locales, une plate-forme d’artistes indépendants venus de tout le pays, et quelques spectacles étrangers.
Mais comment organiser un festival d’une semaine avec plus de vingt-cinq créations et un budget de 37.000 euros? Miki Braniste, sa directrice et Julia Popovici, sa conseillère artistique, nous expliquent que les productions se font «dans l’urgence et sont fondées sur l’énergie et non pas sur les recettes (…) On est tous pauvres et on met notre pauvreté en commun pour faire des choses, ajoutent-elles. On démarre le festival avant d’avoir les garanties financières. Les artistes travaillent avant d’être payés.»
De plus, les lieux subventionnés de la ville, peu partageux, ne leur offrent pas asile car leurs subsides sont soumis aux recettes, et non à la qualité des prestations, ni au souci d’assurer une relève artistique innovante. Heureusement, depuis 2009, l’association CollectivA, qui porte le festival, s’est installée dans une usine de pinceaux désaffectée. Deux petites salles lui permettent d’accueillir les spectacles, débats et conférences. Dans «ce lieu de rencontre de la communauté artistique et des gens impliqués dans des actions civiques, en lien avec la réalité immédiate et globale », se presse un public jeune et nombreux.
Les petites formes sont légion, contexte financier oblige. Ainsi Staff, de et par Ingrid Berger Myhre et Andrea David, a retenu notre attention. Dans cette proposition minimaliste, deux danseuses tentent d’établir entre elles un vocabulaire commun, par leurs mouvements, quelques mots, une bûche, un marteau, un pinceau, une scie… Mêlant gestes et paroles, structurant l’espace avec leur corps et les objets, elles illustrent des notions abstraites, complémentaires ou antagonistes, appartenant à l’univers du travail, de la société, de la philosophe. Evoqués par chaînes sémantiques comme «fiction, imagination, réalité» ou «efficacité, solidarité, hiérarchie» ces concepts renvoient de manière très subtile et très ludique à notre «corps commun», social et idéologique.
Moins convaincante, la performance d’Alexandra Pirici, Instruments délicats manipulés avec soin, laisse les spectateurs choisir parmi une trentaine de titres disparates comme Le premier Homme sur la lune, Dracula, Pina Bausch, Le Lac des cygnes, La Gymnastique aérobic de Jane Fonda, Vladimir Poutine chasse la panthère... Aussitôt énoncés, aussitôt joués, ou plutôt mimés, ces titres donnent naissance à de courtes séquences, souvent muettes, plus ou moins éloquentes. Un spectacle inégal qui repose sur la durée et l’interaction avec le public, d’abord surpris puis vite conquis.
Côté théâtre, la parole est plus directement engagée : Provisoire de Raul Coldea et Petro Ionescu, présente les laissés-pour-compte de la société, invisibles parce que vieux, chômeurs, sans défense. Si l’interprétation laisse à désirer, la volonté est là de dénoncer la fausse démocratie qui s’est mise en place dans le pays.
Avec Vous n’avez rien vu ! Alex Fifea évoque les violences policières à l’encontre des va-nu-pieds, sans abris, prostituées ou roms, en reconstituant, après une enquête minutieuse, l’assassinat de Daniel Dumitrache, dans un commissariat de Bucarest. Accompagné d’un musicien, passant d’un personnage à l’autre, il joue, à lui seul, les témoins, les policiers, l’homme de la rue, et analyse, dans cette pièce bien construite et rythmée, les mécanismes sociaux et idéologiques qui sous-tendent le racisme anti-pauvre.
Elle est un bon garçon, conçu par Eugen Jebeleanu, d’après le documentaire Rodica est un bon garçon, retrace la triste existence d’un jeune campagnard qui se sent fille depuis l’enfance. Contrairement aux mises en scène précédentes, celle-ci allie un propos d’actualité et une recherche esthétique affirmée. Sur le plateau nu, les éléments de décor soigneusement choisis mettent en valeur la transformation de Florin Caracala qui, d’abord garçon, se féminise au fur et à mesure. L’homme-femme nous émeut tout en gardant la bonne distance par rapport à son rôle.
On a pu aussi revoir, à Cluj, dans sa version roumaine, Pulvérisés d’Alexandra Badea, dans la mise en scène de Frédéric Fisbach. Le spectacle, créé en septembre aux Francophonies en Limousin (voir Le Théâtre du blog), suit le destin de quatre salariés travaillant à l’étranger pour les sous-traitants d’une multi-nationale française: une ouvrière chinoise, un superviseur sénégalais de plateau d’appels, un responsable français assurance-qualité et, à Bucarest, une ingénieure d’études. »Soldats inconnus pris dans les dommages collatéraux d’une guerre économique mondiale», aux vies broyées par la course aux profits et par le stress. Des images projetées, situant les personnages dans leur contexte, permettent d’éclaircir leurs paroles, distribuées entre trois comédiens, dont deux roumains.
Le chœur d’amateurs recrutés dans la ville, rythme et soutient la progression dramatique de ces individus, pris dans les rets de la mondialisation. Le texte ciselé de l’auteure roumaine, écrit en français et proféré tantôt dans sa langue maternelle, tantôt dans celle de Molière, prend ici l’allure d’une partition polyphonique de voix et d’images croisées. Certains trouveront la pièce difficile à suivre, d’autres salueront une démarche radicale correspondant à l’écriture fragmentée.
Alexandra Badea entendait pour la première fois son texte en roumain, et nous explique qu’elle ne peut pas écrire dans sa langue d’origine, qui renvoie à la coercition qu’elle a subie, enfant, à l’école et dans la société. Cette production franco-roumaine fait partie d’un programme de coopération, soutenu par l’Institut français de Roumanie (voir Bucarest sur scène dans Le Théâtre du Blog). On a découvert à cette occasion le bel auditorium de la Maison de la Radio, construit dans le pur style des années soixante, seul établissement public ayant ouvert ses portes au festival.
Temps d’images 2015 témoigne de la pugnacité d’une équipe travaillant dans des conditions précaires, de l’engagement citoyen du théâtre indépendant roumain, et de ses difficultés à émerger dans un pays où 99% du budget de la culture va aux grosses structures.
Mireille Davidovici
Le festival Temps d’images a eu lieu à Cluj du 7 au 14 novembre.