Ödipus der Tyrann de Friederich Hölderlin, d’après Sophocle, (spectacle en allemand, surtitré en français)
Quand Hölderlin traduit la tragédie de Sophocle en 1804, il met sans doute l’accent sur la violence et sur la responsabilité d’Œdipe, et sur son pouvoir despotique. Cela dit, le mot « tyran » a des connotations péjoratives en français contemporain, qu’il n’a pas en grec ancien.
Cet Oedipe serait alors proche d’un héros tragique moderne. Il est «considéré comme mauvais par Hölderlin, dit Romeo Castellucci : parce qu’il veut utiliser la Raison comme lumière, alors que c’est un péché. Le péché d’Œdipe, selon Hölderlin, n’est pas l’inceste, pas du tout mais sa façon de raisonner, et c’est une autre invention extraordinaire ».
Dans le théâtre de la Ville absolument plein, Emmanuel Demarcy-Motta a, chaleureusement et avec une certaine émotion, remercié le public et la troupe de la Schaubühne d’avoir tenu à venir, malgré les événements tragiques du 13 novembre.
A ensuite commencé ce spectacle, joué uniquement par des comédiennes, à l’exception d’Arias Porras (Tirésias), avec la grande Angela Winckler en chef de chœur. En référence, dit Romeo Castellucci, à une communauté fermée, comme dans ses précédents spectacles, La Mort d’Empédocle, ou The Four seasons (voir Le Théâtre du Blog). «Je me suis rendu compte, dit Romeo Csatellucci, qu’il y avait une communauté féminine enfermée dans un système. Elle forme comme une enclave, une synecdoque de la communauté humaine.» Avec aussi une référence « à l’écriture féminine « de Hölderlin. «Pour moi, la puissance et la grâce sont des femmes, parce qu’il y a un rapport au corps différent (…) La grâce prime dans la manière de porter la parole ».
Bon, on veut bien, et le créateur italien nous a habitué avec sa Socìetas Raffaello Sanzio à des spectacles où les expressions du corps, les images plastiques très réussies, et un univers musical et sonore sont, au moins aussi importants, sinon plus, que le texte. Romeo Castellucci a été longtemps élève d’académies de Beaux-Arts et cela se voit. dans toutes réalisations.. pour le meilleur mais aussi pour le pire.
Ici, on a d’abord droit, dans un silence total, pendant une quinzaine de minutes et derrière un écran de tulle gris, aux déambulations de religieuses. Puis une des leurs, en chemise de nuit blanche, agonise en proie à une toux violente. Dans un mouvement de rideaux noirs qui ne cessent de circuler, comme par magie.
On retrouve ces sœurs autour d’une table pour un repas que l’on devine frugal. Il y a ensuite un long cortège, quand elles vont enterrer leur compagne. Dans la petite cellule de la défunte sœur, l’une d’elles découvre, sous son lit, un petit livre (le hasard fait quand même bien les choses!) Ödipus der tyrann… Si, si c’est vrai!
Ces images, souvent proches de celles d’un film, sont d’une remarquable beauté: on pense évidemment aux clairs-obscurs du Caravage, de Rembrandt, Georges de la Tour, etc.. On pense aussi à Philippe de Champaigne, quand il peint les relieuses de Port-Royal.
Cela, Romeo Castellucci sait faire, et bien faire, comme dans Four seasons (voir Le Théâtre du Blog). Et depuis, le très beau Bucchettino, spectacle pour enfants, il nous a montré comment on pouvait aussi faire un théâtre qui appartienne davantage à l’image qu’à la parole, et où le corps, lourdement habillé comme ici, ou demi-nu, voire nu comme dans la suite du spectacle, sous l’évidente influence d’Antonin Artaud, devient le matériau d’une nouvelle écriture scénique.
Et toute cette remarquable première partie, pourrait, un peu plus développée, faire l’objet d’une performance dans un musée d’art contemporain. Il y a peu de metteurs en scène et artistes qui font preuve d’un tel sens de l’image (mis à part, bien entendu, Bob Wilson, lui aussi, issu d’une école d’art). Oui, mais après?
Après, les choses se gâtent sérieusement! Le spectacle de Romeo Castelluci, malgré une apparente rigueur, révèle une certaine confusion. Sa scénographie (il a aussi signé les costumes) rappelle des œuvres plastiques contemporaines entre autres: Don Judd et le courant minimaliste américain avec Donald Judd, Sol Lewitt, et antiques comme les sculptures de Phidias sur le fronton Est du Parthénon, ou le tympan de la cathédrale de Conques avec Sainte-Foy prosternée, la sculpture de personnages étant ici soumise à la forme du fronton ou du tympan) par exemple, quand il place un défilé des choristes dans deux escaliers bas et étroits de chaque côté en fond de scène.
La tragédie grecque, revue ou non par un grand écrivain comme Hölderlin, semble servir ici de support esthétique, comme il le dit lui-même: “La tragédie est le fondement de l’esthétique occidentale et de son sillon dont elle ne peut pas s’écarter”. Autrement dit, vous allez voir ce que vous allez voir, quand moi, Romeo Castellucci, je m’empare d’un thème comme celui d’Oedipe, notamment en le faisant jouer par des femmes. Et il en remet une petite louche pour étayer sa théorie, en évoquant »l’écriture féminine « d’Hölderlin.
Derrière des tulles gris, (de façon à ce que l’on ne voit pas grand-chose, même au septième rang?) sur lesquels s’imprime trop vite le sous-titrage, peu visible, d’un texte bizarrement traduit, souvent à connotation moyenâgeuse du genre: villennie, pouliches…). Ici, guère de choix possible: ou on essaye de lire les phrases, ou on regarde les images, ce qui n’arrange pas les choses!
Les sœurs catholiques, l’espace d’un moment, sont devenues les femmes d’un chœur, toujours en habit de religieuse mais cette fois blanc, comme le décor. Ursina Lardi qui joue Oedipe, est placée dans un sorte de niche, en haut du double escalier latéral, en robe-tunique blanche, un sein nu à demi-couvert d’un tissu doré comme sa main droite. Tirésias, lui, est juste couvert d’une peau, un agneau dans les bras, et porte comme Saint-Jean Baptiste, un roseau avec, à son extrémité, une petite croix du Christ.
Bien entendu, Romeo Castellucci fait ici référence aux nombreux Saint-Jean Baptiste au désert, peints, entre autres par Raphaël, Léonard de Vinci etc. Jocaste, elle, c’est carrément la vierge Marie au voile bleu des livres de messe de notre enfance. Tout ce petit monde, reste très statique, face public la plupart du temps… Et on oubliait, une jeune femme nue que l’on voit de dos descend des cintres une fleur coincée dans ses doigts de pied pendant une minute, pas plus. Le destin, l’amour ou simplement une belle image pour se faire plaisir, même si de nombreux spectateurs, peut-être un peu ensommeillés, ne l’ont pas vue
Désolé, mais tout cela, même très bien réalisé, avec de gros moyens (La Schaubühne dispose d’une importante équipe technique et artistique) participe d’un exercice de style d’une sécheresse absolue.
Ce n’est pas la première fois que le metteur en scène (qui, on le sait, adore la provocation, fait coïncider les figures de la tragédie grecque et celles des Evangiles; ici, Oedipe est pour lui “comme un sorte de virus qui entre dans la communauté, dans un contexte très codé qui est celui de la religion catholique. Il s’installe et ne sort plus. Il contamine le système symbolique chrétien, la rencontre est impossible. Une fois que la tragédie entre, elle est capable de détruire l’apparence humaine, c’est à dire de tuer Dieu”..
“Il n’y a pas, ajoute-t-il, de dieu dans la tragédie grecque, mieux encore, il a disparu… Rien que cela! “La tragédie, disait la formidable Jacqueline de Romilly, pouvait donc tirer des données épiques un effet plus immédiat et une leçon plus solennelle. Cela s’accordait à merveille avec sa double fonction, religieuse et nationale : les données épiques ne trouvaient accès au théâtre de Dionysos que liées à la présence des dieux (souligné par nous), et au souci de la collectivité, plus intenses, plus saisissantes, plus chargées de force et de sens”.
Comprenne donc qui pourra au dernier travail de cet enfant chéri du Festival d’automne. Méfions-nous toujours des artistes officiels qui, avec une certaine complaisance et de gros moyens, s’autofélicitent de l’urgence et de la nécessité absolue qu’il y a, pour eux, à délivrer un message. Les acteurs de la Schaubühne méritent mieux que cela, et le public français aussi.
Désolé, mais cette suite d’images prétentieuses (qui se voudrait d’avant-garde, mais pour qui?) ne nous concerne en rien, et devient vite d’un ennui pesant, même si la plaisanterie ne dure qu’une heure et quarante cinq minutes. Sans doute, pour nous réveiller, Romeo Castellucci s’amuse, une fois de plus, à nous envoyer des basses insupportables à l’oreille.
En revanche, peu de désertions, au contraire de Four seasons sur cette même scène mais les applaudissements ne furent pas des plus généreux! Il y eut même quelques sifflets.
Cela fait tout de même du bien de voir que le public garde une certaine lucidité et n’est quand même pas dupe de cette construction artificielle!
Nous aurons vu, la semaine dernière, la mythique Schaubühne et ses remarquables acteurs, mais, que ce soit pour la mauvaise piécette de Yasmina Reza, ou pour cette production d’images complaisante, le compte n’y est pas!
On aura connu Thomas Ostermeyer, directeur de la Schaubühne, et Emmanuel Demarcy-Motta directeur du Théâtre de la Ville mais aussi du festival d’Automne, plus isnpirés… On attend la mise en scène de L’Orestie par Romeo Castelluci, dans quelques jours à l’Odéon; nous vous reparlerons, bien entendu.
Philippe du Vignal
Le spectacle a été joué du 20 au 24 novembre au Théâtre de la Ville.