Splendid’s
Splendid’s de Jean Genet, mise en scène d’Arthur Nauziciel
Jean Genet écrit entre ce texte mystérieux qu’il reniera ensuite, entre 44 et 48, quand il faisait régulièrement des séjours en prison, avant de bénéficier d’une grâce présidentielle. Splendid’s se présente comme une cérémonie d’adieu à l’univers des gangsters sublimes. Arthur Nauziciel a eu l’idée de la faire précéder d’un film tourné par Jean Genet lui-même, Un chant d’amour (1950), qui en est le pendant cinématographique. Il constitue aussi un hymne au prisonnier, au voleur, à l’assassin, au hors-la-loi, dans toute la poésie, la sensualité et l’érotisme de son corps magnifié.
Tourné en noir et blanc, et considéré à l’époque pornographie, ce film s’est heurté de plein fouet à la critique et s’est distribué sous le manteau. Muet, il obéit aux codes du théâtre, fermement bordé par le cadre des trois unités, se résume à l’expression du pur désir, d’autant plus exacerbé qu’il est interdit et offre une matière d’une rare pureté.
Le travail de l’image, en noir et blanc, offre un jeu intense sur les lumières, sur la matière même de la peau ou de la fumée. Le corps masculin s’y donne comme un parangon de tout désir, sujet et objet à la fois. Pour Splendid’s, second volet de ce qu’il présente comme un diptyque, le metteur en scène a soigné l’articulation avec le film, dont la fin laisse apercevoir, derrière l’écran, les pieds nus des acteurs déjà présents sur scène. Ce passage insensible invite le spectateur à construire la cohérence de l’ensemble dont les thèmes sont l’homosexualité masculine et l’univers des gangsters, considérés par Jean Genet et par son époque, comme une malédiction et une universelle réprobation.
Mais on perçoit vite que cette cérémonie tient elle aussi du chant du cygne et, comme le film, d’un adieu aux armes et aux voyous qui ont peuplé l’univers de l’auteur depuis son enfance. Nostalgie d’un monde qui se défait sous nos yeux et qu’il va quitter pour le silence, avant de revenir à l’écriture avec de nouvelles thématiques. Comme le film, la pièce est portée par la douleur d’une inévitable trahison.
Il a emprunté le thème, mince et bien conventionnel, aux plus ordinaires des films ou romans noirs : sept gangsters d’opérette, (ce que soulignent les costumes) aux noms grand-guignolesques : Johnny, Riton, Rafale, etc., retiennent la fille d’un milliardaire au septième étage de l’hôtel Splendid’s. Cette prise d’otage se présente d’emblée comme foireuse: ces gangsters attendent l’irruption des forces de l’ordre et se savent condamnés à mort. Le tout, commenté en voix off par la voix grave de Jeanne Moreau, venant d’un poste de radio.
La chute, inéluctable, va se produire: un policier a perdu ses repères et semble avoir changé de camp, fasciné par l’univers des gangsters. Comme un double de Jean Genet lui-même, hésitant entre attirance et trahison.
Ces hommes sont entre eux, se disputent les rôles les plus avantageux, ceux du pouvoir et du prestige, et se montrent capables de verser dans la soumission et l’abjection. Univers trouble où, à l’approche de la mort, chacun joue sa partition personnelle du Condamné à mort. Cette condamnation leur donne une intensité qui les pousse au paroxysme de leur être. Dans cette tragédie renforcée par l’omniprésence de la trahison et cette dialectique fatale de la force et de la faiblesse, les acteurs sont susceptibles de trahir aussi cette trahison.
Ainsi, le policier retourne sa veste une première fois, pour accéder au grand univers du crime, et une seconde fois quand, déçu par la lâcheté des gangsters, il veut réintégrer les forces de l’ordre, toujours à la recherche d’un sublime qui n’existe nulle part… Il y a là ici un étrange mixte de tragique et de burlesque, et le metteur en scène accentue ce décalage avec un décor en carton-pâte, une moquette fleurie et des costumes bouffons: nul n’est héroïque en chaussettes !
Arthur Nauziciel a renforcé la dimension parodique de la pièce, en faisant traduire le texte de Jean Genet en anglais surtitré: allusion à la mythologie du cinéma des Etats-Unis, et il a engagé les acteurs américains qu’il avait déjà distribué dans Julius Caesar en 2008.
Ce Splendid’s est un curieux objet théâtral, déroutant et séduisant! Arthur Nauziciel a l’habitude de se confronter à des pièces difficiles, et ses dernières mises en scène d’Ordet du danois Kaj Munkon en 2008, et trois ans plus tard, de Jan Karski, mon nom est une légende, célébraient une hantise de la mort, et il choisit toujours des textes qui résonnent profondément dans sa vie et qui expriment ses hantises.
On ne sort pas indifférent de Splendid’s dont on garde longtemps la mémoire.
Michèle Bigot
Spectacle créé en janvier dernier au Centre Dramatique National d’Orléans, et joué au Théâtre de la Criée à Marseille du 3 au 5 décembre.
Théâtre de La Colline, du 17 au 26 mars.
La Nuit spirituelle de Lydie Dattas
Macha Makeïeff, la directrice du Théâtre de la Criéée, a eu l’idée de faire précéder ce spectacle par la lecture d’un texte de Lydie Dattas qui touche au plus près à l’histoire de Jean Genet et de sa création littéraire: « Un jour, j’ai trouvé Jean Genet assis dans mon fauteuil. Alexandre l’avait rencontré dans la rue, et sachant mon admiration juvénile, l’avait invité chez nous. Le poète ne tarda pas à s’installer dans l’appartement voisin.
Le soir même, j’entrai joyeusement dans sa chambre pour discuter avec lui, exprimant sans censure mes désaccords à celui dont l’œuvre avait bouleversé mes seize ans. Jean Genet devint de glace. Le lendemain il signifia à Alexandre mon bannissement : «Je ne veux plus la voir, elle me contredit tout le temps. D’ailleurs Lydie est une femme et je déteste les femmes.» Cette parole qui me rejetait dans la nuit de mon sexe me désespéra. Trouvant mon salut dans l’orgueil, je décidai d’écrire un poème si beau qu’il l’obligerait à revenir vers moi. Surmontant mon désespoir, j’écrivis La Nuit spirituelle, pour le blesser aussi radicalement qu’il l’avait fait, lui rendant mort pour mort. Quand je posai ma plume, face à sa haine des femmes, luisait le bloc de nuit de mon poème, lequel, en lui donnant raison, lui donnait tort. La semaine suivante, on cogna à ma porte : c’était Jean Genet qui venait demander pardon.»
Comment Lydie Dattas s’y est-elle prise pour faire de cette Nuit spirituelle lesoleil noir de la femme, brillant d’un éclat si intense qu’il éclabousserait Jean Genet. Elle en vient à cultiver si profondément cette noirceur de l’être féminin, qu’elle rejoint l’esthétique du noir de Pierre Soulages, et qui brille d’une lumière intense. Loin de contester la parole de l’écrivain, elle s’y engouffre, la cultive jusque dans ses derniers retranchements ; elle reproduit et retourne contre Jean Genet, la stratégie énonciative qui parcourt toute son œuvre, celle d’une malédiction assumée et revendiquée.
Jean-Paul Sartre a dit qu’il a dans son enfance, endossé la malédiction : «Tu es un voleur», et la retourne en profession de foi «Je suis un voleur». Et il a inscrit cette malédiction dans sa vie, dans sa chair et dans son œuvre et en a fait l’essence même de son art. C’est la même manœuvre que Lydie Dattas retourne contre Jean Genet, en assumant pleinement la nuit spirituelle où se vit la condition féminine. Puisqu’il s’agit de l’’être, sachez donc que le plus maudit des êtres maudits est une femme, toute femme. Et c’est du plus profond de cette obscurité qu’elle va tirer la force de nous éblouir de sa parole. Démonstration imparable: la force magistrale du verbe en impose au plus exigeant des lecteurs, jusqu’à vaincre sa répulsion misogyne. Jean Genet répond à Lydie Dattas (publié dans sa postface) :« À mademoiselle Lydie Dattas, Pardonnez-moi de vous dire cela aussi brutalement, mais ce que vous avez fait est très, très beau. C’est à la fois désespéré et au-delà du désespoir. On est giflé par la distance que vous prenez avec le lecteur.Votre parole est comme projetée par un rayon qui viendrait de très loin, et puis la langue est magnifique. Vous êtes une grande grammairienne […] ». Dans ce texte puissant, il compare la poétesse au plus fort de Charles Baudelaire et de Gérard de Nerval, et on aurait envie de citer d’autres passages!
Mais il faut l’entendre, lu par Macha Makeïeff, si menue et si présente à fois, dont la voix blanche et comme percluse d’émotion, restitue au texte toute sa force, sans rien devoir au pathétique, ni aux affres de la vengeance. Elle a bien compris sa démarche de Lyidie Dattas: la force du verbe s’impose non par l’émotion, mais par le rythme de la phrase, la splendeur des images, et la richesse du vocabulaire poétique.
Et surtout elle en a révélé toute l’ironie, et place le public dans l’inconfort absolu, en l’obligeant à réviser ses conceptions, honteux d’avoir fauté contre l’esprit. Jean Genet ne s’y était pas trompé !
M. B.
Théâtre de la Criée, Marseille le 5 décembre.