Les Reines de Normand Chaurette
Les Reines de Normand Chaurette, mise en scène d’André Perrier, candidat à la maîtrise pratique en mise en scène (programme du Conservatoire) .
Un décor gris de désolation balayé par un vent ronflant qui glace le sang… On entend la tempête qui fait rage, et des lambeaux de tissus, pendus sur un alignement de châssis peints, laissent deviner de fantomatiques créatures, rongées par le désir le plus viscéral du pouvoir. Les six figures féminines font leur apparition et nous projettent aussitôt dans un paysage mental inquiétant. Une création efficace, vu la difficulté du texte, et l’expérience limitée de ces jeunes actrices, inscrites au programme de formation théâtrale à l’Université d’Ottawa.
Conçu par Normand Chaurette, dramaturge et romancier québécois, (le seul qui ait eu les honneurs de la Comédie-Française), cette pièce, collage d’extraits de Titus Andronicus, Henri VI, Richard II, et surtout Richard III de Shakespeare, regroupe des femmes qui ont joué un rôle important dans l’histoire anglaise, telle que l’a vue William Shakespeare.
L’auteur transforme cette représentation historique en matière psychique, ce qui change évidemment la vision que l’on a de ces femmes à la scène, alors qu’ici on ne voit jamais les hommes… Le roi Édouard IV se meurt, et les reines attendent la suite. Ici, elles font le tour de la scène dans une attente quasi-hystérique, déchirent la syntaxe, et crachent leur rage, leur jalousie et leur désespoir, puisque leur avenir repose, malgré tout, entre les mains des hommes!
Elisabeth, grisée par le pouvoir, s’effraye, si Édouard meurt, de la perte possible de ses enfants. Anne Warwick pense devenir bientôt reine, quand son amant Richard prendra le pouvoir, dès la mort du son frère Edouard.
Normand Chaurette élimine la scène la plus cruelle de Richard III, où le jeune Richard, encore duc de Gloucester, fait la cour à Anne Warwick, juste après avoir assassiné son mari… Absolument pas découragé par la haine féroce de cette femme qui finira par accepter sa demande en mariage! Anne, devenue arrogante et cynique, attend avec impatience le jour où elle deviendra reine.
Quant à la vieille duchesse d’York, elle craint d’être abandonnée par toute sa famille, si son fils Édouard meurt, car lui seul la protège. Et on retrouve l’ex-reine Marguerite, veuve d’Henry VI, qui, déjà abandonnée, pleure sur son sort.
Isabelle Warwick, belle-sœur de Richard, elle, attend aussi la mort d’Edouard: son mari, Georges, est en effet le prochain héritier légitime du trône! Elle n’apparaît pas chez Shakespeare mais nous savons que Richard va faire assassiner Georges pour éliminer toute concurrence. Le sang coule, et les femmes sont traumatisées par cette vie sinistre.
A la fin, la figure fantomatique et tragique d’Anne Dexter, la sœur de Richard morte bien jeune, erre dans ce paysage brumeux et triste. Présentée comme la victime éternelle qui marque les drames les plus sanglants de Shakespeare comme Titus Andronicus, elle grimpe sur les murs, hante l’espace, disparaît derrière un châssis pour en ressortir et annoncer l’avenir tragique qui les attend toutes.
Normand Chaurette insiste sur l’état de ces monstres obsédés par le pouvoir. Mais mieux vaut pour le spectateur connaître les pièces en question, ou au moins, d’être au courant de la chronologie historique qui concerne ces tristes reines, s’il veut comprendre la rage qui les anime.
C’est la grande difficulté de cette pièce, dont on peut faire une mise en scène spectaculaire: ici, les hurlements d’Élisabeth, les explosions hystériques d’Isabelle, etc. montrent des figures cruelles et terrifiantes, plaquées dans les espaces qui leurs sont réservés. Elles tremblent, vomissent des tirades, en imposant une vision féminine du monde, pleine de malheur, d’où toute justification historique est apparemment évacuée…
Mais on peut se demander pourquoi! En effet, dans cet univers clos où « le Roi se meurt », où les hallucinations fusent et où les souvenirs deviennent cauchemars, ces figures féminines se transforment parfois en caricatures ou poupées-robots, manipulées par un metteur en scène qui s’interroge sur la manière d’exploiter la parole et les pulsions intérieures, en jouant sur l’expression corporelle…
Mais il y a malentendu: André Perrier a du mal à éviter le récit historique dans sa mise en scène, et situe l’action dans une sorte de déséquilibre mental, celle d’un paysage expressionniste, digne du cabinet du docteur Caligari! Les jeunes comédiennes, excellents «corps obéissants», se sont pliées à l’exercice, avec fougue et précision. Mais, à la longue, leur gestualité paraît vide de sens, surtout quand le spectateur ne connaît pas les pièces de Shakespeare…
Seule Kiara-Lynn Néï qui interprète Anne Dexter, la victime emblématique, a cerné une tonalité, un rythme et une articulation qui font vibrer le texte: elle nous permet d’aller au-delà de l’expression du corps, et de comprendre la signification profonde de son personnage. De cette création, on retiendra surtout le travail remarquable de ces jeunes comédiennes qui jouent ces sœurs, veuves et filles de rois…
Alvina Ruprecht
Le spectacle du Département Théâtre de l’Université d’Ottawa y a été créé le 1er décembre, et s’est joué jusqu’au 5.