En avant marche
En avant marche, d’Alain Platel, Frank Van Laecke et Steven Prengels /NTGent /Ballets C de la B’
Ce n’est pas le coup de cymbales de L’Homme qui en savait trop d’Alfred Hitchcock, mais il nous met tout de suite en attente et en appétit, et cela ne cessera qu’à la fin du spectacle.
Pas encore le coup fatal, mais ces cymbales sont dans les mains d’un homme «que la mort a traversé, la fleur à la bouche » et qui ne peut plus jouer du trombone.
Pendant que l’orchestre s’installe, dans le brouhaha et avec la petite chorégraphie habituelle, l’homme erre entre les chaises, perturbe, laisse faire ses bruits organiques, s’empare du micro pour dire, en toutes les langues qui lui passent par la bouche, ce que nous appellerions « des insanités », et joue, avec grâce, de ses disgrâces.
Les autres ? Ils se préparent, font ce qu’ils ont à faire, et le claquement de chaises pliantes fait sa musique dissonante. Peu à peu, entre la musique de Gustav Mahler, Jean-Sébastien Bach, Franz Schubert, Edward Elgar, Giuseppe Verdi… transposée, quand elle passe par l’incroyable douceur des cuivres. Car on est au sein d’une harmonie municipale. La différence entre harmonie et fanfare ? La première joue dans une salle, à défaut de kiosque à musique, et la seconde en marchant dans les rues.
En avant marche, invite donc l’homme tombé à se relever, encore et encore, plus proche du « Lève-toi et marche» du Christ, que de l’ordre militaire, dont il reste, dans cette harmonie, des shakos de fantaisie, des uniformes brillants et deux vaillantes majorettes.
Tout le spectacle, qu’Alain Platel préfère appeler musique-théâtre que théâtre musical, est fait d’un passage insensible de l’ordre au désordre, puis à un retour prodigieux à un ordre-évidemment-harmonieux. Devant un mur en toile, percé de nombreuses fenêtres rectangulaires, avec, à l’intérieur de l’immeuble, des passerelles et des escaliers, ce qui permet une organisation verticale de l’orchestre. Toutes sortes d’événements musicaux vont se produire: des déraillements déchirent la pureté d’un son collectif, un duel de percussions aux baguettes s’enflamme jusqu’à épuisement des jouteurs, et des grelots et piétinements rendent hommage aux traditionnels Gilles flamands.
Le trombone se prête à tous les jeux et querelles qui peuvent naître dans un groupe, quand surgit, au milieu des uniformes, un prodigieux interprète. Danse classique, contemporaine, hip-hop, acrobatie : tous les styles sont en lui, et il en fait une danse unique. En caoutchouc, en acier, il est capable d’entraîner dans un duo bouleversant d’élégance et de virtuosité lente, le vieil homme «que la mort a traversé»: le spectacle touche alors au sublime.
Partout où se joue le spectacle, Alain Platel et sa formidable équipe invitent une harmonie locale à se joindre à eux : un moment de vraie vie sur le plateau, avec une parfaite maîtrise artistique. Ici, l’orchestre, sur la scène du nouveau Théâtre à Montreuil, qui avait déjà joué dans Une Faille (voir Le Théâtre du Blog), est impressionnant de précision et de passion, et justement ovationné. Et il n’a eu qu’une seule répétition avec toute la troupe ! Belle réussite pour ce projet de Mathieu Bauer, qui dirige son théâtre en musicien.
Ce qui est beau dans cette mise en scène de la musique, c’est la générosité, l’énergie d’un travail, aussi émérite que rigoureux, et fait avec amour. En avant marche, qui a remporté le Herald Angel Award au Festival d’Edimbourg 2015, secoue avec bonheur, la morosité et la paresse.
Allons, l’émotion, le rire, la beauté et le courage sont à portée de main: pas si compliqué de les partager, au moins pour un soir…
Christine Friedel
Nouveau Théâtre de Montreuil. T : 01 48 70 48 90, jusqu’au 17 décembre. Le spectacle clôt Mesure pour mesure, temps fort consacré au théâtre musical en ce lieu. À suivre donc la saison prochaine.
Besançon, les 16 et 17 janvier. Angers, les 19 et 20 janvier. Evreux, le 22 janvier. Douai, le 26 janvier.