Les travaux de l’Ecole du T.N.S.
Trust d’après Trust de Falk Richter, traduction d’Anne Montfort, mises en scène de Mathilde Delahaye, Maëlle Dequiedt, Aurélie Droesch, Kaspar Tainturier, avec les élèves des Groupes 42 et 43
C’est un projet important et novateur qui rassemble les élèves de deuxième et de troisième années des 42 et 43èmes promotions de l’École du Théâtre National de Strasbourg : son directeur, Stanislas Nordey a demandé à ces groupes de jeunes comédiens, dirigés par quatre de leurs camarades élèves-metteurs en scène de travailler sur, ou plus exactement à partir du même texte Trust.
Libre à eux cependant de faire ce qu’ils souhaitent, bref, la liberté dans la contrainte par rapport à ce texte de Falk Richter, auteur allemand (46 ans) associé au T.N.S., dont l’un des thèmes de son œuvre est la difficulté existentielle des citoyens d’un pays, quand ils doivent se battre dans un contexte économique proche de l’explosion, où les notions de couple, d’amitié, de famille, de valeurs financières, volent alors en éclat.
Écho récent de cette situation: le Théâtre de la Schaubühne de Berlin où se joue sa pièce Fear (Peur), a été assignée en justice par le parti d’extrême-droite Alternative für Deutschland qui demande que la photo de la vice-présidente de ce parti Beatrice von Storch, petite-fille du ministre des finances d’Hitler, soit retirée du spectacle! Karl Richter n’a donc pu être présent à Strasbourg, puisqu’il était convoqué en même temps au tribunal…
Stanislas Nordey, fine mouche, a imposé aux quatre metteurs en scène: 1) le même nombre (dix) d’élèves-acteurs, scénographes, costumiers et régisseurs de seconde et troisième année de 21 à 27 ans, 2) leur lieu de travail et de représentation : au T.N.S. lui-même, dans la salle de répétition Hubert Gignoux, et la salle de peinture ; et à quelques rues de là, dans l’Espace Klaus Michael Grüber, le Grand hall et le studio.
Mais toujours avec, et c’est irremplaçable, l’aide des équipes d’un grand théâtre national (régie, réalisation des décors et costumes, relations publiques, etc.) Bien vu ! Et Stanislas Nordey est là, aux côtés de la directrice des études Dominique Lecoyer, discret mais attentif à ce que tout se passe bien, alors qu’Ariel Goldenberg, ex-directeur du Théâtre National de Chaillot, ne voulait même pas, lui, rencontrer les élèves de son Ecole…
Les élèves, une fois quittée ce formidable cocon, ne travailleront pas toujours avec les comédiens ni sur le plateau de leur préférence. Dernière contrainte, celle-là plus inhabituelle dans le milieu théâtral: leur travail sur six semaines devant être visible par le public.
Nous n’avons pu voir, question d’incompatibilité d’horaire, que trois de ces travaux mais le résultat est assez étonnant. Cela parle beaucoup dans ce texte prémonitoire de Falk Richter, dont les personnages qu’il a imaginés il y a quelque dix ans, habitent des grandes villes, sont souvent en situation de mal-être, et obsédés par leur corps et par l’image de ce corps, image filmée à tout va, dans n’importe quelle circonstance, et reproduite ici sur grand écran… Comme dans une sorte d’échappatoire sans issue.
Aurélie Droesch et sa scénographe Emma Depoid ont imaginé dans la petite salle carrée Hubert Gignoux un lieu qui participe d’un boîte fermée, absolument noire, dont chacun des murs comporte un échafaudage métallique où vont jouer les cinq acteurs. Les vingt-quatre spectateurs, pas un de plus, sont eux, assis sur des fauteuils métalliques pivotant à 360° et doivent eux aussi travailler s’ils veulent saisir chacun des monologues des acteurs qui parfois se superposent.
Un travail-expérimental-bien pensé, bien réalisé, avec une mise en abyme du corps, parfois dénudé. Il n’y a pratiquement aucune relation entre chacun des acteurs, et tout juste un vague petit échange avec le public qui n’est jamais, vu ces diaboliques sièges tournants, tout à fait dans leur axe de vision. Bref, c’est glaçant et Aurélie Droesch a réussi son coup en créant un malaise évident. On pense au fameux : « Celui qui entre ici perd tout espoir» de La divine Comédie… C’est un travail d’élèves sans doute mais intelligent et de grande qualité.
Maëlle Dequiesdt, elle, a investi avec Heidi Folliet, sa scénographe, dans l’espace Klaus Michael Grüber, une ancienne usine de matériel militaire, un plateau de quelque trente mètres de long sur quinze environ, avec un Karakoé panoramique d’une heure quarante. Impressionnant et magnifique cadeau pour une élève metteuse en scène!Le public est installé sur des gradins, là aussi voit les scènes successivement, ou en même temps. Jeu, images, sons, musique, chant, danse, s’entrechoquent: aucun doute, on est bien ici dans l’univers de Falk Richter
Le spectacle est construit en référence à l’art contemporain : un acteur transporte et feuillette des centaines d’exemplaires de quotidiens dont il extrait des articles reproduits en grossissements vidéo, des phrases projetées très art conceptuel, des châssis/écrans très op-art glissent très souvent, il y a des petits troncs d’arbre et deux garçons nus couverts de boue, il y a aussi des entraînements de boxe, une jeune fille tire à la carabine comme Niki de Saint-Phalle, bref, cela va souvent du côté du happening, voire de la performance, il y a un aquarium sur roulettes, et les acteurs disent au micro différents textes de Falk Richter dans une sorte de tricotage maîtrisé mais cette proposition scénique, un peu longuette, malgré sa précision et sa rigueur, a quelque chose d’un peu démonstratif, où scénographie, lumières et costumes très soignés ont la part plus belle que le texte. Mais les jeunes comédiens maîtrisent bien l’espace qui leur a été imposé, ce qui est déjà remarquable le soir d’une première.
L’installation performance de Kaspar Tainturier et de la scénographe Salma Bordes dans le studio Klaus Michael Grüber existe en deux versions Paysages en train de s’effondrer, visible trois heures du mardi au jeudi ou six heures les samedi et dimanche, et une heure le vendredi soir, On va plutôt augmenter le volume de la radio: c’est la version que nous avons pu voir
Sur la scène frontale de cette forme des installations de cartons empilés, et dans la salle nu aucun siège, sinon quelques gradins de carton sur le côté pour les plus chanceux. Cela a des allures de boîte de nuit avec fumigènes et ronflements de basse (assez insupportables), ce qui est une manie très actuelle et qui va produire des générations de sourds ! « Une installation dynamique, dit Kaspar Tainturier, habitée et mise en mouvement par les acteurs, qui interroge l’écriture de Falk Richter comme un matériau pour dire le monde d’aujourd’hui. Le spectateur est invité à traverser cette installation en toute autonomie et à construire une relation personnelle, intime au théâtre en train de se faire ».
Et cela fonctionne? Pas toujours : chacun des six acteurs est face public en général immobile, (c’est la marque de fabrique du théâtre de Stanislas Nordey !) mais, en en tout cas, la mise en scène, avec la mise en valeur des corps, et les dissonances en tout genre à la fois spatiales avec ces assemblages mouvants de cartons mais aussi sonores et musicales, correspond bien à cet éclatement du langage, traduction d’une certain malaise social de plus en plus évident en Allemagne et en France, dont s’est fait le chantre le dramaturge allemand.
Avec ce Projet Trust, l’Ecole du T.N. S. est en prise directe, avec un travail exemplaire d’un groupe soudé et sans hiérarchie, sur la dramaturgie contemporaine, et actuellement, c’est un atout précieux pour un pays dans la délivrance d’un enseignement bien compris d’art dramatique.
Philippe du Vignal
Théâtre National de Strasbourg jusqu’au 19 décembre. La version française du texte a été publiée en 2009, par L’Arche éditeur.