La Cerisaie
La Cerisaie, d’Anton Tchekhov, mis en scène par tg STAN
Quelle générosité, cette Lioubov Andreevna! Elle sème son argent, au sens propre comme au figuré, et égraine avec la même légèreté ses émotions fantasques et contrastées. Interprétée avec finesse par Jolente de Keesmaeker, un des piliers du collectif anversois tg STAN, elle donne le la à une mise en scène habile et d’une complexité où tout est vacillant.
Ramenée au bercail par sa fille attentionnée, Lioubov revient de Paris dans un sémillant pantalon à rayures sportives et un pull col V un peu mollasson : « J’ai envie de sauter, de faire la folle. Et si ce n’était qu’un rêve? ». Arrivé avec la même loufoquerie, son entourage nous fait pressentir que la dernière pièce d’Anton Tchekhov pourrait bien, selon ses désirs, s’avérer « drôle, très drôle ».
Mais, comme ne cesse de le rappeler Lopakhine, ce paysan parvenu campé avec un plaisir contagieux par Frank Vercruyssen, une menace rôde : la vente de la Cerisaie, une propriété familiale elle aussi porteuse de contradictions : locus amoenus, refuge bucolique, elle recèle la nostalgie des joies simples, et le lourd souvenir d’un enfant mort noyé.
C’est justement ce « quelque chose d’effrayant, d’inquiétant » qui a attiré ce collectif aux méthodes inhabituelles, évacuant la figure du metteur en scène pour privilégier l’acteur, la jouissance du jeu et la destruction de l’illusion théâtrale. En écho à la superficie du domaine, le grand plateau dénudé laisse entrevoir ses coulisses. Cerné de stores et de baies vitrées amovibles, il laisse le champ libre aux allées et venues, comme aux menus changements de décor et exhibe la mécanique des inconscients… et du théâtre.
Au gré des quatre actes, un des dix comédiens règle la lumière du temps qui passe-et en parle avec le public- d’autres revêtent à vue le costume d’un nouveau personnage, opèrent les déplacements de mobilier et d’accessoires qui annoncent la triste issue. Pas de grandes répliques lénifiantes, mais des fulgurances savoureuses. Les rôles secondaires, tels l’étudiant, le valet, la gouvernante, ont tous leur moment de grâce. Les répliques sautent du coq à l’âne, au fil bizarre d’une conversation mi-freudienne, mi-absurde. De même, les personnages passent de l’exaltation primesautière, à la mélancolie.
Dans une esthétique proche du cabaret, s’enchaînent des conversations plus ou moins badines, ou empesées, une sérénade à la guitare, une danse électro rougeoyante, libératrice, ou un apéritif raté. Les costumes mêlent un style contemporain assez banal, à quelques audaces : chaussures jaunes, savates, fourrure volumineuse. La vivacité du texte discrètement modernisé, semble illustrée ici par les nombreux tours de passe-passe de Charlotta : fusées, paillettes… et lévitation, autant de métaphores de l’écriture d’Anton Tchekhov. La vie passe avec ses pics d’hystérie, son détachement, son artificialité. L’amour, le mariage et l’argent ne sont pas des plaies si profondes…
La langue française, trouée, aérée par les accents flamand et russe de certains comédiens, possède une savoureuse étrangeté brechtienne. Elle souligne absences, astuces, non-dits… comme cette laisse qui traîne un chien que nous ne verrons jamais, et donne au spectateur le plaisir herméneute de relier les choses et les êtres, de faire naître du sens.
Autre exemple de belle trouvaille: ce « bruit désagréable dans le ciel » signalé par une didascalie. Une chouette? se demandent les personnages. En fait, ici, un projecteur motorisé qui grince ostensiblement là-haut sur une perche. Comme le revolver entraperçu, ce grincement revient, tragique et grotesque. Tg STAN voulait « éviter une représentation dépressive ». Pari gagné: l’énergie est bien ici au service de la subtilité.
Stéphanie Ruffier
Le spectacle s’est joué jusqu’au 20 décembre au Théâtre National de la Colline.