Jachère, conception et mise en scène de Jea-Yves Ruf

Jachère, conception et mise en scène de Jean-Yves Ruf

 images « Jachère, terre labourable qu’on laisse un temps reposer, en ne lui faisant pas porter la récolte. » Et donc inexploitée. qui oblige le cultivateur à creuser ailleurs d’autres sillons. L’exclusion, jachère symbolique imposée, met une communauté à l’écart des conditions sociales normales. «Souffrent d’exclusion, femmes,  drogués, marginaux, casseurs et homosexuels » lit-on, encore, en 1990.
Non adaptés à ses normes, les exclus se  coupent de la société et pourtant, le système, dit Roland Barthes, est un ensemble où tout le monde a sa place (même si elle n’est pas bonne); les époux, les amants, les trios, les marginaux eux-mêmes (drogue, drague), bien logés dans leur marginalité…
On s’interroge par ailleurs sur la disparition dans le paysage urbain des laissés-pour-compte, invisibles mais dérangeants pour des regards politiquement corrects : «Verrons-nous encore ceux que la société n’intègre pas ou marginalise : travailleurs étrangers, handicapés, ruraux transplantés, vieux, inadaptés ? » 
Plus que jamais, on observe les exclus sans ciller vraiment, dans la rue, les bouches de métro, et sous les ponts. S’y ajoutent les vagues récentes de migrants qui font l’objet de l’actualité.
 Pour parler de ces « êtres perdus», quels qu’ils soient, Jean-Yves Ruf, a privilégié l’écriture de plateau, et installe dans un débit de boissons, Jachère, le troisième volet de sa trilogie des bars, après Chaux Vive et Silures. Entre le monde «normal», et un autre décalé, un jeune (Bertrand Usclat) incarne, à moins de sombrer, un possible aller-et-retour entre dehors et dedans. Le nouveau venu dans la petite communauté fermée d’étranges «déclassés», assume, de l’intérieur, un premier regard de spectateur qui pénètre dans l’arène  et  qui clôt lui-même la belle mise en abyme opérée.
Laure Pichat a élaboré une scénographie de trois espaces superposés qui  s’offrent au public découvrant ici la misère du monde du temps présent : «Une espèce d’enfer en-dessous, un désir d’élévation au-dessus et les hommes au milieu.» Des lieux désaffectés en béton cernent d’abord les hauts murs du théâtre, élevés vers l’acuité des chants d’oiseaux, le ciel et peut-être l’espoir; puis, plus terre à terre, le comptoir du bar où sa belle tenancière  fait rêver les hommes.
Quelques marches mènent plus bas à un refuge nocturne et froid où se replie un homme sans nom (William Edimo), apparemment non habilité à boire selon les lois implicites de ce bar.
Le sol nu en béton brut, jonché de tissus enchevêtrés, devient ici la métaphore des énigmes amassées que dispense une sphinge des bas-fonds, (sublime Laurence Mayor,  à la voix profonde et feutrée).
Enfin, dans les profondeurs d’un sous-sol, antre aussi infernal qu’invisible, le bruit inquiétant d’une génératrice fait vibrer l’abri des clients du tripot, habités par les textes d’Emmanuel Bove, de La Bible,  du Deutéronome, de L’Enfer de Dante, d’Allen Ginsberg, Henri Michaux, Dimitris Dimitriadis, Homère, Vladimir Nabokov et Joseph Conrad… Avec des histoires d’amour qui finissent toujours mal, quand la patronne (Juliette Savary) dit attendre, dans la douleur amère, le retour de son amant qui, jamais, ne reviendra.
Une jeune fille fébrile (Isabel Aimé Gonzales Sola) surveille l’appel toujours différé et raté de son amoureux. L’habitué du bar (Alexandre Soulié) rugit contre les trahisons féminines. La communauté solitaire survit à travers lois et rituels sacralisés, bruissements d’ailes, fracas de machines, écoulements d’eau et chants lyriques. Ici, n’est pas le bienvenu qui veut, et l’inadmissible peut se produire contre toute attente. Le monde va mal et souffre de blessures béantes que le spectacle dévoile.

 Au plus près des solitudes et des souffrances tues, mises à nu, simplement.

 Véronique Hotte

 Théâtre Gérard-Philipe/Centre Dramatique National de Saint-Denis, jusqu’au 23 janvier. T: 01 48 13 70 00.

 

 

 

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