Déjeuner chez les Wittgenstein/Ritter, Dene, Voss
Déjeuner chez les Wittgenstein/Ritter, Dene, Voss de Thomas Bernhard, texte français de Michel Nebenzahl, mise en scène d’Agathe Alexis
Écrite en 1988, c’est l’une des dernières pièces du dramaturge autrichien mort en 1989, et sans doute l’une des plus connues et des plus abordables par le public. Deux ans après son récit, Le Neveu de Wittgenstein qui mettait en scène Paul Wittgenstein, mort dans un hôpital psychiatrique, l’auteur s’inspire là encore de la saga familiale du philosophe viennois Ludwig Wittgenstein(1889-1951).
Moins qu’à une vraisemblance biographique, il s’attache au portrait d’un milieu pathogène, en unissant les personnalités de Ludwig et de Paul. Il s’agit d’un huis-clos entre deux sœurs et leur frère, elles, actrices sur le déclin, et lui, philosophe génial, incompris, misanthrope.
Les trois «actes»-avant, pendant et après le déjeuner avec Ludwig-présentent, en trois temps, et selon trois points de vue, les rejetons névrosés d’une richissime famille de la haute société viennoise. Thomas Bernhard les imagine, tout droit sortis d’un roman d’ Henry James qui sont, sous sa plume minutieuse et clinique, des enfants de cette Autriche abhorrée, condamnés à s’étioler, au bord de la folie.
Ils portent le nom des acteurs qui ont créé ses pièces au Burgtheater de Vienne, en hommage à leur travail, malgré les anathèmes proférés contre cet art. «Je hais le théâtre: rien de plus répugnant pour moi», dit Ludwig.
Le premier acte, où les deux sœurs préparent le repas et parlent surtout de leur frère, est, heureusement, mené tambour battant. L’aînée, Dene, acide sous les rondeurs bonhommes d’Yveline Hamon, tout en marquant une dévotion quasi incestueuse pour son frère, lance des piques à sa cadette, Ritter (Agathe Alexis, fébrile et enjouée), qui oppose à la popote et casanière Dene, un détachement amusé; elle dissimule son angoisse, exacerbée, tout au long de la pièce.
Pendant l’interminable scène d’exposition où l’on attend l’arrivée du frère sortant de l’hôpital psychiatrique, un dialogue/bras-de-fer exprime leur antagonisme et leur jalousie, et impose d’emblée une tension nerveuse et un ton sarcastique. On rit.
Gros plan sur le repas. La pièce se resserre alors autour du trio infernal: Ludwig a rejoint ses sœurs à la table familiale, face aux portraits imposants de la parentèle. Le philosophe (Hervé Van der Meulen) a des allures de grand ado vieilli, et attaque, bille en tête : haine de soi, des parents, de la médecine, des philosophes, jusqu’aux broderies de la nappe, «même quand c’est la grand mère qui l’a brodée»…
Et les «deux faiseuses de théâtre», ses sœurs ne sont pour lui que des «parasites pervers ». Seule, la musique trouve grâce à ses yeux. Par sa bouche, tout le fiel de Thomas Bernhard se déverse, et les retrouvailles virent au désastre, au moment du dessert ! Le spectacle atteint alors son paroxysme dans les bruits de vaisselle brisée et les éclaboussures de gâteaux écrasés. Pour la plus grande joie des spectateurs…
Vient le moment du café. Rien n’est vraiment apaisé dans «ce caveau où l’on sert des profiteroles» (…) ; où «tout est noyé dans les soupes et dans les sauces ». Mais on se pose, histoire de continuer l’éternel jeu de rôles assigné à chacun, dans le drame familial.
Cette belle pièce, malgré sa construction déséquilibrée par une première trop longue séquence, s’entend ici dans toute sa cruauté. Entre comédie et pathétique, la mise en scène choisit le rire, et insuffle élégamment, pendant deux heures vingt, un humour féroce, atroce, mais poignant, à ces personnages, à la fois humains et monstrueux.
Un travail intelligent, sensible, qui donne corps à la traduction rythmée de Michel Nebenzahl et qui porte haut le verbe de Thomas Bernhard.
Mireille Davidovici
Théâtre de l’Atalante jusqu’au 1er février. T. 01 46 06 11 90. Les 11 et 12 février, L’Antre 2, Faculté de Lille ll ; du 5 au 10 avril, Studio-Théâtre d’Asnières ; le 26 avril, à La Fabrique, Guéret
Le texte de la pièce est publié aux éditions de l’Arche.