Combat de nègre et de chiens

Combat de nègre et de chiens de Bernard-Marie Koltès, mise en scène de Laurent Vacher

 

(C) Christophe Raynaud de Lage

(C) Christophe Raynaud de Lage

« Ils ne savaient pas où ils allaient, mais savaient d’où ils venaient Aujourd’hui, ils ne savent toujours pas où ils vont mais ne savent plus d’où ils viennent. » Cité par Laurent Vacher, l’artiste béninois Romuald Hazoumé évoque les hommes en général, qu’ils soient blancs, noirs, ouvriers, patrons ou migrants des temps présents.
Créée en 1983 par Patrice Chéreau, la pièce reste visionnaire, avec une expression aigüe et distanciée du chaos du monde, miroir contemporain, âpre et blafard de notre époque. Entre amour et haine, désir de fuir, égoïsme et lâchetés communes.
«J’avais besoin d’aller en Afrique pour écrire tout, n’importe quoi… pour moi l’Afrique, c’est une découverte essentielle, essentielle pour tout. Parce que c’est un continent perdu, absolument condamné… Et puis, il y a un degré de souffrance… », dit l’auteur.
Trente années après la création de la pièce, le continent africain n’en finit pas de se relever des blessures infligées et de mises à terre, d’origine à la fois ethnique, religieuse, économique et et sociale.
 Revenu d’un séjour africain sur un chantier de travaux publics où il rejoignait des amis, le dramaturge fait surgir de la brousse, une cité de quelques maisons, entourée de barbelés et de miradors avec des gardiens, armés qui surveillent les lieux tout autour. Leurs cris énigmatiques de reconnaissance, sont comme la délimitation existentielle d’«un territoire d’inquiétude et de solitude»
Combat de nègre et de chiens fait brutalement se confronter une femme blanche, un homme noir, et deux autres blancs, isolés dans un monde étranger-les blancs face aux noirs, et vice-versa, et une femme face aux hommes. Un drame «toubab», comme on appelle l’homme blanc dans certaines régions d’Afrique, qui met au jour, à la fois l’étrangeté dont chacun est porteur et celle qu’il pressent chez l’autre.

Alboury vient réclamer la dépouille de son frère, un ouvrier noir qui a été tué,  à Horn, le responsable du chantier qui ne peut la lui rendre, surtout pas Cal, le contremaître, alcoolique.  Face à ces trois hommes, Léone, la femme blanche venue par hasard de France, a suivi Horn aveuglément jusque là et elle  reste seule à s’ouvrir sans mensonge au frère endeuillé.
Tout racisme est fondé sur la haine de soi, retraduite en haine de la différence, rejet instinctif de ce qu’on croit  ne pas être soi, un rêve de virtualités approximatives et fantasmatiques jetées à l’infini.  Sur ce chantier du bout du monde, un mobilhome pour ouvriers ; devant, sur un bidon de fer rouillé, on joue de l’argent, avec bouteille de whisky à portée de main, à l’ombre des feuillages mouvants des bougainvilliers.
Les personnages s’affrontent, tendus par une violence sourde et cinglante, avec un verbe haut et fort qui sait cacher les actes bas, manié à loisir par ces dominateurs fragilisés pourtant par les humiliations subies  dans une vie précaire.
Horn se sait seul : «Qui a la charge de réparer les conneries des autres ?… Qui doit être ici flic, maire, directeur, général, père de famille, capitaine de bateau ? » Avant de passer à l’acte irréversible, on peut parler et se servir des mots, dit-il à Cal, «grande gueule, flingue dans la poche et goût de l’argent vite », et ne pas tout prendre à l’Afrique, sans rien lui donner en échange. Quand Horn encore tente d’adoucir Alboury, venu en vain récupérer le corps, il lui dit : «Qu’importent aux ouvriers, les sentiments des maîtres, et aux noirs, les sentiments des blancs ?»
Rester à l’écoute des autres, observer le monde et saisir quelques secrets celés, telle est la qualité d’un regard porté sur la diversité et les métissages. Laurent Vacher a admirablement dirigé des comédiens d’envergure: Dorcy Rugamba, qui interprète le frère vindicatif, a une solide présence et dégage paix et sagesse. Stéphanie Schwartzbrod aux accents chantants, possède une empathie aux souffrances de l’autre. Quentin Baillot joue Cal le petit blanc inquiétant, émotif et hypernerveux, qui n’a ni contrôle de lui-même, ni scrupules.
Horn (Daniel Martin), en  homme revenu de tout, avoue avec philosophie : «J’en ai marre, vois-tu, l’Afrique, je n’y comprends plus rien ; il faut d’autres méthodes, sans doute, mais moi, je n’y comprends plus rien…»
Un moment de théâtre authentique, mené comme un thriller, vif et tendu, troublant et mystérieux.

Véronique Hotte

Théâtre Jean Arp, Scène conventionnée de Clamart, jusqu’au 23 janvier. T : 01 41 90 17 02

 

 

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