Sous la glace
Sous la glace de Falk Richter, traduction d’Anne Monfort, mise en scène de Victor Gauthier-Martin
Étoile montante et rebelle de la dramaturgie allemande, aujourd’hui artiste associé à la Schaubühne de Berlin et au Théâtre National de Strasbourg, Falk Richter se lançait, en 2003, dans un projet d’écriture: Das System où il interrogeait notre mode de vie dans un monde manipulé par l’argent. Stanislas Nordey nous l’avait fait découvrir au festival d’Avignon en 2008.
Sous la glace, deuxième volet de ce triptyque, fait référence à un monde gelé: celui d’une entreprise de «consulting», broyeuse d’individus. Jean Personne, alias Mr. Nobody, homme mûr au bout du rouleau, dénonce la froideur d’un système dont il est victime, alors qu’il a contribué à le mettre en place et à le défendre. Consultant en fin de carrière, il a restructuré des dizaines d’entreprises et licencié des centaines de personnes. Mais deux de ses collègues, plus jeunes que lui, deviendront ses bourreaux.
Avant le spectacle, une déclaration de l’auteur passe en boucle sur un écran ; en substance : «En chacun de nous, co-existent un capitaliste et un artiste.(…) Cette schizophrénie entre un être mécanique et un être humain en quête de sens et de beauté (est) la principale complice du capitalisme … » Le ton est donné pour les treize tableaux qui vont suivre.
Mr Nobody en crise, revient sur son enfance dans un long monologue, en forme de prologue. « A l’autre bout était le ciel, je courais (…) Un petit garçon sous le soleil, seul. Un pavillon sombre (…) Des parents enfouis sous la glace.» Pour Falk Richter, cette glaciation renvoie aussi à son propre père, ancien membre des Jeunesses hitlériennes qui, à l’issue de la seconde guerre mondiale, s’est lancé dans la reconstruction économique du pays, en refoulant le passé… comme beaucoup d’Allemands.
Dans la scène suivante, Core Value, nous voici catapultés dans l’univers impitoyable de l’entreprise et assaillis par son charabia technocratique : «personal effectivness», «pressure handling», «boîte à outils» «évaluation, notation feedback», «high speed», etc.
«On est obligé de licencier, c’est pour le bien commun», énonce le dogme, entre autres formules. Au fil des séquences, trois employés, d’abord complices, vont se déchirer. Et Jean Personne sombre dans le délire, obsédé par l’image d’un chat gelé sous la glace du canal, devant ses fenêtres…
Un dispositif scénique, astucieux et modulable, permet de passer d’un registre à l’autre du texte, structuré comme une lente descente aux enfers. L’immense table de conférences au plateau laqué blanc, symbole de toutes les certitudes de l’entreprise, se disloque, à mesure que l’univers de notre anti-héros se délite. Mais la mise en scène reste au niveau des bonnes intentions. La puissance potentielle de l’écriture, justement portée par le texte français d’Anne Monfort, ne se traduit pas dans le jeu des comédiens! Pas non plus de point de vue fort sur la pièce, ni de grande tension dramatique entre les protagonistes…
L’inquiétante étrangeté de cet univers ne nous parvient pas, malgré quelques fioritures inutiles comme une baignoire qui se creuse dans le décor, aussitôt envahie par de la mousse de bain… Rien de cruel dans ce monde propret, où le cynisme ironique de Falk Richter a du mal à s’insinuer.
L’apparition d’un enfant, censé être la future victime d’un système qui engendre ses propres monstres et se nourrit de la chair de ses rejetons n’est-elle pas superflue ? On avait déjà compris le processus et les intentions de la pièce.
Le spectacle pâtit aussi de la comparaison avec Nobody, donné l’an dernier par Cyril Teste et le collectif MxM, un montage qui comprenait de larges extraits de Sous la glace. Il y avait là un véritable travail théâtral, doublé d’une performance filmique en temps réel, et une mise en abyme vertigineuse d’un monde schizophrénique. «Ne suis pas moi-même structuré selon un système d’efficacité ? s’interroge Falk Richter. Ne vis-je pas une vie similaire, quand je crois vraiment que l’efficacité et le travail sont le bien le plus précieux sur terre? »
Mireille Davidovici
Théâtre de la Commune-Aubervilliers jusqu’au 31 janvier. T. 01 48 33 16 16
Le texte est publié chez l’Arche éditeur.