Antigone d’après Sophocle, traduction en ukrainien et en russe par l’équipe artistique, retraduction en français de Lucie Berelowitsch et Marina Voznyuk, mise en scène de Lucie Berelowitsch
Lucie Berelowitsch, d’origine russe et de culture franco-russe et bilingue, a déjà un parcours de metteuse en scène, avec entre autres, Morphine de Mikhaïl Boulgakov, Le Gars de Marina Tsvetaïeva, et récemment, Lucrèce Borgia de Victor Hugo, à la Comédie de Caen (voir Le Théâtre du Blog) qui accueille aujourd’hui cette adaptation de la célèbre tragédie, revue à la lumière des événements de Kiev de février 2015, où le spectacle a été créé en avril dernier, lors du Printemps français.
« Je me suis un peu éloignée de la Russie, pendant plusieurs années, mais l’an dernier, dit-elle à Jean-Pierre Thibaudat dans L’Avant-Scène, je suis revenue à Saint-Pétersbourg diriger un laboratoire autour de L’Idiot. Et, en avril 2015, on m’a proposé de venir à un voyage organisé à Kiev avec différents directeurs de théâtre. C’était quelques mois après Maïdan, il y avait encore les barricades, le bâtiment brûlé, les tentes où l’on continuait de vivre, et en même temps la vie reprenait ses droits. Le dimanche, les gens venaient avec leurs poussettes se promener au milieu des décombres.
Il y avait partout des petits autels dressés à la mémoire de ceux qui étaient morts, des fleurs, des photos… Je me suis demandée comment on honore ses morts, comment on se reconstruit après, quelle place on laisse à la mémoire et quelle place on laisse à la vie qui va reprendre. (…)j’ai relu Antigone, celle de Sophocle, puis celle de Brecht. Des pièces où résonnent fortement des questions comme : Qu’est-ce que c’est qu’une guerre fraternelle ? Qu’est-ce qu’on fait avec ses morts ? Si on détruit tout, qu’est-ce qu’on reconstruit derrière ? »
Le projet est lié à une rencontre, celle que la metteuse en scène fait en avril 14. « J’ai rencontré les Dakh Daughters, et le Dak Theatre. de cette rencontre est né le profond désir de construire un projet international commun. (…)Je suis partie du français, à partir de Sophocle et de Brecht, puis on a retravaillé sur un texte en russe et en ukrainien.(…). Et c’est Marcial di Fonzo Bo qui m’a proposé de coproduire le spectacle à la Comédie de Caen. »
Sur le grand plateau, Jean-Baptiste Bellon a imaginé une scénographie qui donne une dimension tragique au texte : un bâtiment qui ne dit pas son nom, un peu sinistre, à la sobre architecture, noire et crayeuse à la fois. Avec, au-dessus, un praticable où se joueront certaines scènes. Quand les portes d’un palais ou d’une église? s’ouvrent, on aperçoit parfois l’intérieur, aux murs tendus de velours rouge où sont accrochés des photos de vierges et de cosaques, à peine visibles, et un lustre à pendeloques de cristal.
Au centre de la scène, un grand bassin carré vide, et à jardin, une estrade pour accueillir les Dakh Daughters : Natalka Halanevych, Tetyana Hawrylyuk, Solomiia Melnyk, Anna Nikitina et Natalia Zozul, aux contre-basse, clavier, violoncelle, violons, guitare, batterie et accordéon.
Le problème de la représentation actuelle du chœur dans la tragédie grecque-très difficile-a été rarement bien résolu. Maurice Jacquemont en 1936, pour Les Perses d’Eschyle, avec le Groupe de théâtre antique de la Sorbonne, ne s’en était pas si mal sorti sur le plan gestuel, mais pas bien pour les chants du chœur et la musique aux ondes Martenot l’ancêtre du synthé, pseudo-antique et dure à l’oreille, de Jacques Chailley.
Peter Stein, lui, avait réussi un coup magistral pour L’Orestie d’Eschyle, en prenant de remarquables acteurs réellement âgés donc qui bougeaient peu, et qui disaient seulement des fragments du texte. Lucie Berelowitsch, elle, a distancié les choses, et elle a eu raison, puisque cela fonctionne, en mettant surtout l’accent sur le chant et la musique de Sylvain Jacque, jouée en direct, avec beaucoup d’intensité et d’émotion.
Le groupe des jeunes femmes, enveloppe avec beaucoup d’efficacité et avec une belle lumière sonore, les personnages principaux : l’une des Dakh Daughters, Ruslana Khazipova, joue Antigone avec une sobriété et rigueur incontestables devant un Créon (Roman Iasinovskiy), solide et tout aussi crédible… Tous les deux d’une formidable présence et très concentrés dès le début. Le seul acteur français, Thibault Lacroix joue Tirésias, un peu en décalage, à la fois énigmatique et lucide devant Créon, quant au drame inéluctable qui se prépare.
Aucun à-coup, aucune fausse note dans la mise en scène au rythme bien maîtrisé et la direction d’acteurs. La réussite d’un spectacle tient aussi aux seconds rôles, ici très tenus comme ici, avec Anatolii Marempolskyi ( Hémon) et Diana Rudychenko (Ismène). Grâce à un sur-titrage exemplaire, le public, deux heures durant, n’a pas décroché…
On oubliera quelques tripotages dans le texte (pour faire plus moderne?). Et des effets de mise en scène racoleurs, et surtout bien usés, que Lucie Berelowitsch aurait vraiment pu nous épargner, comme ces ronflements de basse électronique qui font mal aux oreilles et ne servent à rien, ou ces allers-et-retours de personnages dans la salle, ou encore cet échafaudage tubulaire assez laid, d’où Antigone, que les gardes essayent en vain de rattraper, jette quelques morceaux de papier pour couvrir le corps de Polynice. Ce genre de choses qui pollue un spectacle par ailleurs intéressant, et qui reste tout à fait perfectible.
Lucie Berelowitsch aura réussi, et c’est l’essentiel, à nous rendre sensible cette immense tragédie qui nous parle encore plus de deux siècles après sa création, et avec quelle force ! En mettant en symbiose théâtrale les conséquences du fameux conflit fraternel entre Etéocle et Polynice, que l’on verra, au tout début se battre, couverts de sang, dans un court et beau dialogue, tiré des Phéniciennes de Sophocle, qui introduit la tragédie, sur fond de pouvoir dictatorial et religieux!
S’ensuivra un beau gâchis humain, avec d’abord, l’enfermement d’Antigone dans une tombe pour raison d’Etat, et les suicides d’Hémon puis de Jocaste. Sophocle, véritable génie du scénario, comme Euripide, avait renouvelé le genre tragique, en montrant toute la responsabilité des hommes, due à leur volonté aveugle (malgré le remords tardif de Créon, et la lucidité de Tirésias, lui, le pauvre aveugle de naissance !). Bien sûr, avec à l’appui du destin ou des Dieux comme on voudra, c’est à dire de l’inexplicable, donc le plus douloureux à admettre quand on est un mortel.
Comment ne pas être sensible à ces morts en cascade dus à une faute humaine et politique qui a rappelé aux habitants de Kiev, les événements révolutionnaires et, à nous Français, la tuerie de Charlie-Hebdo. Une image nous hante encore : l’hommage, le soir même de cette tuerie, des comédiens des Clownesses à la fin de leur spectacle, dans cette même salle d’Hérouville, l’an passé à quelques jours près, tous portant le T. shirt avec le désormais fameux Je suis Charlie imprimé.
Un spectacle soigné, et d’évidence populaire…
Philippe du Vignal
Spectacle vu le 19 janvier au Théâtre de la Comédie de Caen/Hérouville Saint-Clair.
Théâtre de Choisy-le Roi le 29 janvier. Maison des Arts à Créteil du 4 au 6 février.
Le texte est publié à l’Avant-Scène Théâtre.