4, texte et mise en scène de Rodrigo Garcia

4 , texte et mise en scène de Rodrigo Garcia (en espagnol surtitré)

 

 825757-000_par8321976 Sous un titre laconique, ce qui est inhabituel chez lui, s’ouvre un album d’images, accompagné de textes de poésie énigmatiques. Rodrigo Garcia développe une pensée souvent paradoxale, mêlant sensations, souvenirs  personnels et réflexions sur la société, ses joies et ses peines.
N’a-t-il pas rebaptisé le Centre Dramatique National de Montpellier qu’il dirige depuis deux ans, Humain trop Humain, selon les mots célèbres  de Nietszche ?
« La littérature, dit-il, a toujours été pour moi un exercice solitaire, que je pratique chez moi, en cachette. Quand j’arrive dans la salle de répétitions, j’ai déjà les textes. Ensuite, je les donne aux comédiens et advienne que pourra. »
D’où un décalage constant entre textes et action. Dans les séquences, se déploie un imaginaire très particulier, à la rencontre de celui du public qui, à partir de ce qu’il voit et entend, va développer (ou pas) sa propre histoire.

  Núria Lloansi, Juan Loriente, Gonzalo et Juan Navarro, quatre coqs chaussés de tennis, accompagnés par la  Quatrième Symphonie de Beethoven transmise par un tourne-disques où s’exhibe une plante en pot, peuplent l’espace dépouillé. Il ne faut voir ici aucun cryptage numérologique : les tableaux s’enchaînent selon un  processus purement onirique. Une petite tribu d´individus, intimement reliés par un réseau de fils et de grelots, s’avance en tintinnabulant. Comme une horde s’activant à de mini-scènes : l’un joue au tennis contre un écran où s’exhibe, sexe en avant, La Naissance du monde de Gustave Courbet, l’autre,  coiffé d’une tête de renard, mène un troupeau de coqs…
  Comme en réponse aux attaques des amis des bêtes à l’encontre de ses précédents spectacles, les comédiens  sont d’une grande douceur avec les volatiles, dans une proximité entre corps humains et eux. Mais il s’avèrent moins tendres avec leurs congénères, comme dans cette scène-assez pénible-entre Núria Lloansi et une complice venue du public : chacune  enfermée  dans un sac de couchage se livre à un long et maladroit entretien sur le « doggy style ».  On comprend qu’il s’agit de la « position du chien » et la conversation prend alors un tour sexuel, accompagnée de gestes explicites…
Ce n’est pas le meilleur moment du spectacle mais on peut en apprécier de plus insolites, comme l’apparition de deux fillettes de neuf ans, Lolitas maquillées à outrance, se trémoussant sur des « stiletto ». Tandis qu’elles dégustent un sirop coloré, un samouraï leur raconte de terrifiants souvenirs d’enfance, rythmés par le dessin animé où Charlie le Coq se bat avec le Chien de basse-cour : quelle cruauté  font preuve les créatures du réalisateur américain de dessins animés Robert McKimson, dans  Looney Tunes (1946) !

 Le spectacle décline des moments ludiques, comme ce pugilat entre deux acteurs glissant sur un savon de Marseille géant, mouillé à souhait. Les végétaux trouvent aussi leur place entre animaux et humains :grâce à une caméra vidéo, on voit de petites plantes carnivores dévorer des lombrics plus grands qu’elles…
  Comme d’habitude chez Rodrigo Garcia,  une partie du public entre de plain-pied dans cet univers et accepte les fantaisies du metteur en scène, quitte à se délecter de provocations de mauvais goût, ici heureusement peu nombreuses.  Les autres spectateurs n’apprécient pas son vocabulaire cru, ses constantes allusions à la sexualité et l’aspect décousu des spectacles…
  Rodrigo Garcia présente, avec 4 , un univers plus apaisé, avec de beaux moments de poésie (images et  textes). Mais il n’a rien perdu de son mordant et lance quelques piques au monde d’aujourd’hui :  » l’univers viral de Sony », les supermarchés, l’américanisation de la société…
Pour ceux qui n’auraient pas vu le spectacle à Montpellier, ou, à l’automne dernier, au Théâtre des Amandiers à Nanterre, c’est quand même une expérience à tenter, s’il passe près de chez vous : la soirée ne dure qu’une heure et demi.

 Mireille Davidovici

 Spectacle vu à Bonlieu scène nationale d’Annecy.
Maison de la Culture d’Amiens les 28 et 29 janvier. Centre Dramatique de Montpellier, les 4 et 5, et du 9 au 11 février. Théâtre National de Bordeaux en Aquitaine du 16 au 18 mars. Centre Dramatique National de Haute Normandie  à  Rouen les 31 mars et 1er avril.

 

 

 

 


Archive pour janvier, 2016

Le Chant du cygne et L’Ours, d’Anton Tchekhov

Le Chant du cygne et L’Ours, d’Anton Tchekhov, texte français de Georges Perros et Génia Cannac, adaptation de Maëlle Poésy et Kevin Keiss, mise en scène de Maëlle Poésy

(C) Simon  Gosselin

(C) Simon Gosselin

   Maëlle Poésy s’est imposée récemment dans le paysage théâtral avec des promesses tenues, avec Purgatoire à Ingolstadt de Marie Luise Fleisser, et Candide, si c’est ça le meilleur des mondes… d’après  Voltaire. Dans Le Chant du cygne (1888), un vieil acteur comique (Gilles David), qui s’est endormi sur une scène de province, se réveille; il est seul et se confie au souffleur qui,  sans abri, a élu domicile dans le théâtre vide. Il se souvient de sa jeunesse, de sa passion naissante pour le théâtre et pour une jeune fille amoureuse qui ne consentait à l’épouser que s’il abandonnait son art : «Oui, j’ai compris que l’art sacré n’existait pas, que tout n’était que leurre et mensonge, et que je n’étais qu’un esclave, un jouet pour oisifs, un pantin, un pitre. » L’interprète du Chant du cygne émet des sons émouvants à l’approche de la mort, qui se muent en chant d’amour et de joie, manifestation lumineuse d’un désir de vivre  et de déclamer contre le néant. Pour son complice, le souffleur ému (Christophe Montenezil), il prend plaisir à dire quelques bribes du Roi Lear, d’Hamlet et d’Othello. L’acteur symbolise l’immortalité du poète, l’exil et la solitude, un guide, un lien entre des mondes éloignés, le passage de l’«autre monde» vers les humains. Même quand, nous dit Anton Tchekhov, l’artiste accablé fait preuve de résignation, il conserve une intuition et une proximité avec les êtres et le monde. L’art, pour lui, tient à cette capacité de surpasser le tragique du quotidien, le poids des habitudes et la répétition du temps dévastateur, à travers la conquête d’une dignité existentielle. Un univers restitué en demi-teintes, avec humour et sourire distant. On retrouve dans L’Ours (1888) Gilles David, joue le valet d’une jeune propriétaire terrienne qui s’enferme dans le veuvage (Julie Sicard rayonnante). Mais arrive un jeune homme, lui aussi propriétaire terrien (Benjamin Lavernhe séduisant), venu lui réclamer l’argent d’une dette que son défunt mari avait contractée. Hélène Jourdan, la scénographe, a utilisé le décor du Chant du cygne et en fait pour L’Ours, un lieu vivant et habité par les jours qui passent. La veuve a promis de se retirer du monde, enfermée dans un rêve de fidélité à un époux volage. Inconsolable et impétueuse à la fois, elle rivalise avec la solitude agressive de ce coq charmant mais agressif et peu sociable. Casque de moto, blouson et sac à dos, nouveau prince fascinant… Elle a beau soupirer sous son châle noir, entre mélancolie et rêves déçus, le quémandeur résiste et fait voler en éclats-chez elle comme chez lui,tous deux blessés-l’usure intérieure et les amertumes. La veuve éplorée se ressaisira-t-elle ? Délicatesse des silences, prudence de la pensée, retenue des sentiments : un jeu subtil a lieu entre faux et vrai, drame et rire éclatant. Le duo qui s’affronte-masculin et  féminin, bête et belle-joue un pas-de-deux entre recul et attirance, colère et apaisement, armes levées puis déposées. Avec une solide envie d’en découdre, telle une force obscure qui sourd et qu’on ne peut arrêter. Pour que la mort ne gagne pas trop tôt, les forces de la vie et de la raison se conjuguent dans l’intensité des sentiments et l’observation rieuse de soi. Un moment radieux de théâtre comique, sensible, et pétillant…

 Véronique Hotte

 Studio-Théâtre de la Comédie-Française, Pyramide inversée du Musée du Louvre, Paris, jusqu’au 28 février. T : 01 44 58 15 15

Le Retour au désert

Le Retour au désert de Bernard-Marie Koltès, mis en scène d’Arnaud Meunier

 le_retour_au_desert_sonia_barcet Le metteur en scène reprend cette pièce créée par Patrice Chéreau, avec Jacqueline Maillan et Michel Piccoli dans les rôles-titres, puis par Jacques Nichet, Thierry de Peretti, Muriel Mayette et Catherine Marnas…
Au début de ce « drame bourgeois » où se côtoient cynisme et cruauté, Mathilde vient de quitter l’Algérie en guerre, (on est dans les années soixante) avec son fils Edouard et sa fille Fatima, de père inconnu, pour rentrer en France, dans la maison familiale qu’occupe son frère Adrien. Après quinze ans d’absence, elle veut la récupérer mais les retrouvailles fraternelles promettent d’être rudes. Elle ne parviendra d’ailleurs pas à embrasser Adrien…
Lui, un grand bourgeois, très autoritaire, dirige une usine et a ceint d’une clôture, le jardin de la demeure qu’il a reçue en héritage où habitent Mathieu, son fils qu’il n’a jamais autorisé, à sortir au-delà de ces quatre murs et en éprouve le besoin, Aziz, l’homme à tout faire, d’origine algérienne, et la bonne.
Fatima, qu’Adrien rebaptiserait volontiers d’un prénom français, passe ses nuits dans le jardin où elle croit apercevoir le fantôme de Marie, la femme décédée d’Adrien,
remarié à sa sœur Marthe qui, rongée par la culpabilité et alcoolique tient tout juste debout.
Avec quelles intentions, Arnaud Meunier aborde-t-il cette pièce ? Il insiste sur le côté tragi-comique du texte, et met en valeur l’acidité des répliques. Mais cette approche et la direction d’acteurs restent conventionnelles. Catherine Hiegel et Didier Bezace s’envoient les pires horreurs à la figure, avec grand talent. Elle incarne un personnage toujours sur les nerfs, qui ne desserre jamais les dents. Didier Bezace, lui, reste plus calme et nonchalant.
 Autour d’eux, René Turcquois joue un Mathieu ridicule. Elisabeth Doll est une Marthe chancelante, à la  limite de  la folie. Kheireddine Lardjam prend un accent très appuyé pour interpréter Aziz, l’homme à tout faire : vision plutôt limite, quand la  pièce cherche à dénoncer les préjugés racistes…
  La scénographie, imposante et plutôt bien éclairée, se limite à des mouvements d’ouverture et fermeture de la baie vitrée et de voilages. Au début, on entend à peine les comédiens. Une grande étendue de fausse pelouse symbolise le jardin. Lors de leurs monologues, Didier Bezace et Catherine Hiegel se placent systématiquement à l’avant-scène et pour bien souligner qu’on s’adresse au public, la  salle est éclairée !
Avec de tels dialogues, on pouvait faire une proposition plus dynamique et plus contemporaine. Ce texte dit tellement de choses de notre rapport à l’autre, qu’il soit étranger, d’une catégorie sociale soi-disant inférieure, ou membre de notre famille. Pendant les deux heures dix que dure ce spectacle « de boulevard » au vitriol, seul le texte de Bernard-Marie Koltès nous a accroché…

Julien Barsan

Nous n’avons pas eu tout à fait les mêmes impressions que notre ami Julien: la scénographie  de Damien Caille- Perret d’abord avec cette maison en retrait, sur une pelouse en herbe synthétique d’une rare laideur  (un second degré probablement?) ne fonctionne pas bien, dans la mesure où elle ne facilite en rien le contact entre les comédiens et le public de cette grande salle sans  doute peu apte à recevoir la pièce, parodie du théâtre de boulevard. Le Théâtre des Abbesses aurait mieux convenu…
Laquelle pièce, quand elle était portée par Patrice Chéreau en 88, un an avant la mort de son auteur, nous avait paru plus forte. Si les retrouvailles entre le frère et la sœur sont plutôt solides et drôles, le reste du texte, malgré de bons moments, semble partir un peu dans tous les sens. La différence, l’exclusion, le racisme restent malheureusement d’actualité mais la pièce, bien bavarde, semble tourner à vide et n’en finit pas! On est loin de la qualité d’écriture de Combat de nègre et de chiens, remarquablement montée aussi par Patrice Chéreau
La mise en scène manque singulièrement de rythme, et l’obscurité est si fréquente que, passée la première heure, un ennui pesant s’abat sur la salle, il y a même quelque désertions… Quant à la direction d’acteurs! Pourquoi Arnaud Meunier fait-il surjouer et criailler sans arrêt, sauf à la fin, Didier Bezace, par ailleurs remarquable acteur et metteur en scène d’expérience? Pourquoi entend-on à peine Louis Bonnet à la diction approximative? Pourquoi tout semble se perdre sur cette grande scène? Là, il y a encore du travail!
Reste l’immense Catherine Hiegel, virée sans scrupules il y a quelques années de la Comédie-Française, du temps où Muriel Mayette était administratrice. Comme toujours impeccable! Et on n’ose à peine imaginer ce que serait sans elle cette chose approximative qu’elle porte courageusement sur ses épaules. M^me si le courant ne semble pas vraiment passer entre les deux acteurs, ce qui rend les relations entre frère et sœur parfois caricaturales. Dommage…
Mais elle ne peut sauver ce Retour au désert, qui, peu applaudi, n’est pas un bon spectacle et que vous pouvez vous épargner.

Philippe du Vignal

Théâtre de la Ville, Paris jusqu’au 30 janvier.  T.01 42 74 22 77.
Théâtre des Célestins, du 3 au 11 février. T. 04 72 77 40 00. Comédie de Caen , les 24 et 25 février. T.  02 31 46 27 27 et Les Scènes du Jura, le 29 février. T. 03 84 86 03 03

Nuit des Rois

1194118_nuits-royales-au-theatre-de-la-tempete-web-tete-021637203164_1000x300

Nuit des rois de William Shakespeare, mis en scène de Clément Poirée

 

Voilà l’une des comédies de Shakespeare les plus jouées et l’une des moins mystérieuses. Tout nous est dit, en effet: Sébastien et Viola, jumeaux à s’y méprendre, vont débouler en naufragés dans la même ville, à quelques semaines d’intervalle, le temps de déchaîner désirs et passions, et tout rentrera dans l’ordre pour une «fin heureuse».
 Viola, amoureuse du comte Orsino (qu’elle n’avait jamais vu auparavant, peu importe la vraisemblance) se déguise en Cesario : un nom de conquérant enfantin… Et séduit Olivia, pour laquelle brûle le prince.  Amours en chaîne (on se croirait dans Andromaque), confusions, glissements de genre… Heureusement, l’arrivée de Sébastien, quoique agitée de quiproquos, rétablira l’ordre des sexes pour Orsino, éclairé sur son étrange sympathie pour le pseudo Cesario, et pour Olivia, à qui Sébastien offre du solide.
 À côté de ces amours aristocratiques, se joue un jeu de cour de récréation plus que de cour ducale : comment persécuter au mieux, le raide intendant de la belle Olivia, comment tirer jusqu’au dernier sou de Sir Andrew, prétendant ridicule à sa main? Demandez à l’oncle Toby, ce cousin lointain de Falstaff et de Trinculo; il  vous donnera ses recettes…
Ce serait mince, sans cette tempête initiale qui brasse les êtres et les sentiments dans sa grande lessiveuse. Et sans un de ces “fous“  mélancoliques dont Shakespeare a le secret, joué par Bruno Blairet qui interprète aussi le capitaine vaincu, interdit de séjour chez Orsino, et se croyant trahi par le jeune Sébastien, autre mélancolique. L’un lucide, l’autre aveugle : cela les réunit dans une même douleur de vivre.
  Curieusement, le premier décor: des lits drapés de rideaux blancs, évoque plus l’hôpital que les “maisons“ du théâtre élisabéthain. Ensuite, il trouve mieux sa place, dégageant l’espace, préservant quelques cachettes pour les doubles jeux et autres farces.
 C’est enlevé, vif, drôle, y compris du côté des amoureux. Une passion peut en cacher une autre, et l’aveuglement des personnages a quelque chose de très jouissif pour le spectateur. Les comédiens y mettent tous une belle dose d’énergie et d’humour assez forte pour résister à la dérision (qu’on pourrait reprocher à Orsino) : l’ironie n’est pas l’humour…
 La bande de Sir Toby (Eddie Chignara) introduit une telle cruauté dans la plaisanterie qu’on atteindrait presque la profondeur, si la traduction, pour rendre la crudité de Shakespeare, ne tombait parfois dans une vulgarité bien française. Le tout, en musique, donne ce qu’on appelle un bonne soirée, à condition de ne pas y chercher un sens politique-annoncé… mais absent.

Christine Friedel

Théâtre de la Tempête, Cartoucherie de Vincennes. T :01 43 28 36 36, jusqu’au 14 février.

Seeds (Retour à la terre)

Seeds (Retour à la terre) de Carolyn Carlson

 

  8f4ac327508d5731e2c5306a98eb8733Dans la salle Maurice Béjart (80 places) à Chaillot, donc en toute intimité, s’est joué Seeds, un spectacle composé d’une succession de tableaux symboliques sur le thème de la reconnexion à la terre. De la graine, à l’humus, à l’arbre, en passant par les racines, les origines, la rencontre avec soi, la découverte de l’autre, du monde, la naissance, l’évolution, la mort et la vie. L’humanité. Nous.
Avec une belle association de talents : scénographie et lumières simples et efficaces, costumes magnifiques, mise en scène pleine de poésie et de rythme, musique de qualité, vidéos animées originales, interprètes porteurs  d’un univers singulier.
Les enfants regardent, fascinés. À mesure de l’avancée de  Seeds, certains montrent du doigt les éléments de la scénographie qui attirent leur attention.
Le thème? Une graine primordiale éclot et fait naître Elyx ,l’ambassadeur du sourire, dessiné et animé par Yacine Aït Kaci. Ce petit personnage joyeux, aux traits simples, représente la part d’humanité existant en chacun de nous. Il impulse les directions de Seeds, veille sur les humains et communique avec eux,  du haut de son écran.
Le premier danseur (Alexis Ochin), est longiligne et gracieux, avec une gestuelle entre  mime et danse; ami d’Elyx, il joue avec lui avec humour. Chinatsu Kosakatani et Ismaera Takeo, sont les Adam et Ève de la pièce. Lui, danseur-acrobate, a des mouvements puissants et sans fard, précis comme ceux d’un art martial. Elle, d’une grande beauté, développe une expression corporelle toute en finesse.
À la fin de la pièce, une petite fille a dit: «J’ai adoré mais je n’ai rien compris! » Nous aussi, avons eu parfois l’impression de passer à côté du message. Cette fable écologique a sans doute été conçue pour nous envoûter, de nous faire entrer dans un état altéré, d’oublier le temps, et de nous faire vivre une immersion qui exclut la question du sens. Les messages, symboliques, devant passer directement dans l’inconscient du spectateur…
Mais certains moments donnent à voir un amalgame de créations juxtaposées les unes aux autres, où chaque micro-univers reste fermé sur lui-même. Alors que, si, dans chaque scène, les liens entre danseurs, dessin-animé et accessoires étaient approfondis, le spectacle serait total et gagnerait encore en beauté. Heureusement, la pièce possède déjà quelques-uns de ces instants magiques: par exemple, quand les trois interprètes dansent en même temps qu’Elyx et interagissent avec lui, le virtuel s’incarne: on en oublie l’écran et la limite entre réel et imaginaire s’efface.
À voir, pour vivre une expérience à la fois poétique artistique, au delà des mots, et qui parle à l’enfant encore présent en chacun de nous.

Laurie Thinot.


Le spectacle s’est joué au Théâtre National de Chaillot, Paris.

Combat de nègre et de chiens

Combat de nègre et de chiens de Bernard-Marie Koltès, mise en scène de Laurent Vacher

 

(C) Christophe Raynaud de Lage

(C) Christophe Raynaud de Lage

« Ils ne savaient pas où ils allaient, mais savaient d’où ils venaient Aujourd’hui, ils ne savent toujours pas où ils vont mais ne savent plus d’où ils viennent. » Cité par Laurent Vacher, l’artiste béninois Romuald Hazoumé évoque les hommes en général, qu’ils soient blancs, noirs, ouvriers, patrons ou migrants des temps présents.
Créée en 1983 par Patrice Chéreau, la pièce reste visionnaire, avec une expression aigüe et distanciée du chaos du monde, miroir contemporain, âpre et blafard de notre époque. Entre amour et haine, désir de fuir, égoïsme et lâchetés communes.
«J’avais besoin d’aller en Afrique pour écrire tout, n’importe quoi… pour moi l’Afrique, c’est une découverte essentielle, essentielle pour tout. Parce que c’est un continent perdu, absolument condamné… Et puis, il y a un degré de souffrance… », dit l’auteur.
Trente années après la création de la pièce, le continent africain n’en finit pas de se relever des blessures infligées et de mises à terre, d’origine à la fois ethnique, religieuse, économique et et sociale.
 Revenu d’un séjour africain sur un chantier de travaux publics où il rejoignait des amis, le dramaturge fait surgir de la brousse, une cité de quelques maisons, entourée de barbelés et de miradors avec des gardiens, armés qui surveillent les lieux tout autour. Leurs cris énigmatiques de reconnaissance, sont comme la délimitation existentielle d’«un territoire d’inquiétude et de solitude»
Combat de nègre et de chiens fait brutalement se confronter une femme blanche, un homme noir, et deux autres blancs, isolés dans un monde étranger-les blancs face aux noirs, et vice-versa, et une femme face aux hommes. Un drame «toubab», comme on appelle l’homme blanc dans certaines régions d’Afrique, qui met au jour, à la fois l’étrangeté dont chacun est porteur et celle qu’il pressent chez l’autre.

Alboury vient réclamer la dépouille de son frère, un ouvrier noir qui a été tué,  à Horn, le responsable du chantier qui ne peut la lui rendre, surtout pas Cal, le contremaître, alcoolique.  Face à ces trois hommes, Léone, la femme blanche venue par hasard de France, a suivi Horn aveuglément jusque là et elle  reste seule à s’ouvrir sans mensonge au frère endeuillé.
Tout racisme est fondé sur la haine de soi, retraduite en haine de la différence, rejet instinctif de ce qu’on croit  ne pas être soi, un rêve de virtualités approximatives et fantasmatiques jetées à l’infini.  Sur ce chantier du bout du monde, un mobilhome pour ouvriers ; devant, sur un bidon de fer rouillé, on joue de l’argent, avec bouteille de whisky à portée de main, à l’ombre des feuillages mouvants des bougainvilliers.
Les personnages s’affrontent, tendus par une violence sourde et cinglante, avec un verbe haut et fort qui sait cacher les actes bas, manié à loisir par ces dominateurs fragilisés pourtant par les humiliations subies  dans une vie précaire.
Horn se sait seul : «Qui a la charge de réparer les conneries des autres ?… Qui doit être ici flic, maire, directeur, général, père de famille, capitaine de bateau ? » Avant de passer à l’acte irréversible, on peut parler et se servir des mots, dit-il à Cal, «grande gueule, flingue dans la poche et goût de l’argent vite », et ne pas tout prendre à l’Afrique, sans rien lui donner en échange. Quand Horn encore tente d’adoucir Alboury, venu en vain récupérer le corps, il lui dit : «Qu’importent aux ouvriers, les sentiments des maîtres, et aux noirs, les sentiments des blancs ?»
Rester à l’écoute des autres, observer le monde et saisir quelques secrets celés, telle est la qualité d’un regard porté sur la diversité et les métissages. Laurent Vacher a admirablement dirigé des comédiens d’envergure: Dorcy Rugamba, qui interprète le frère vindicatif, a une solide présence et dégage paix et sagesse. Stéphanie Schwartzbrod aux accents chantants, possède une empathie aux souffrances de l’autre. Quentin Baillot joue Cal le petit blanc inquiétant, émotif et hypernerveux, qui n’a ni contrôle de lui-même, ni scrupules.
Horn (Daniel Martin), en  homme revenu de tout, avoue avec philosophie : «J’en ai marre, vois-tu, l’Afrique, je n’y comprends plus rien ; il faut d’autres méthodes, sans doute, mais moi, je n’y comprends plus rien…»
Un moment de théâtre authentique, mené comme un thriller, vif et tendu, troublant et mystérieux.

Véronique Hotte

Théâtre Jean Arp, Scène conventionnée de Clamart, jusqu’au 23 janvier. T : 01 41 90 17 02

 

Aide-toi le ciel

Aide-toi le ciel, texte et mise en scène d’Aline César

 Aide-toi-le-ciel-1-240x160La pièce, créée en 2009, se passe dans une ville géante aux  nombreux et compliqués moyens  de transport. “ le titre,  en guise de proverbe tronqué, invite à déjouer les morales du siècles et à prendre à contre-pied des proverbes édifiants comme “si tu veux, tu peux”,  ou:  “on n’a que ce qu’on mérite”.
Deux familles sont assez brutalement obligées de coexister ensemble, avec ce que cela peut comporter de malaises et d’horaires différents: bref, cette cellule familiale recomposée tient de l’enfer: le scénario-pas vraiment neuf-a été à la base de nombreuses pièces et films.
 Et, quand les transports dans cette ville démesurée, ne fonctionnent pas bien, c’est le destin de chacun des personnages qui va s’en trouver modifié. Sur le plateau, juste l’indispensable pour rendre crédible cet appartement de banlieue: un gros canapé rouge, un tableau noir où sont dessinées les fonctions: habitat, transport, autoroutes urbaines,  bureaux, bref l’enchevêtrement habituel des grandes villes contemporaines qui fait froid dans le dos, une table et quelques chaises de cuisine des années soixante.
On comprend vite que cet univers de folie  détermine le destin de chacun des personnages, au plus intime d’eux-mêmes. Il y a là l’ex-femme du père qui vit avec son fils, dans une des trop fameuses tours et qui doit accueillir une famille recomposée, avec toutes les tensions cachées mais bien réelles que cela suppose. Oui, mais sur le plateau,  on n’est pas chez Goldoni, et rien de tout cela n’apparaît et ne nous concernent vraiment.
Les six comédiens font le boulot, en particulier Claire Lapeyre-Mesurat qui apporte une note de fraîcheur bienvenue. Mais quant au reste, mieux vaut oublier, en particulier, un texte prolifique, assez pesant  et sans beaucoup d’humour qui dispense un remarquable ennui…
Ce n’était sans doute pas le bon soir mais bon, ainsi va la vie au théâtre…

 Philippe du Vignal

 Théâtre de Belleville 94 rue du faubourg du Temple 75011 Paris. T: 01 48 06 72 34 jusqu’au 24 janvier.

Médina Mérika

Médina Mérika, texte et mise en scène d’Abdelwaheb Sefsaf 

img_6351La pièce s’inspire de Mon Nom est Rouge du grand écrivain turc Omar Pamuk: «Maintenant je suis mon cadavre». De la même façon, ici, un cadavre, avec une blessure sanguinolente au crâne, (Toma Roche, persuasif) se lève, et prend la parole face public : « Mais, s’il vous fallait une piste pour explorer dans la bonne direction le monde étrange des tueurs qui hantent nos quartiers, laissez-moi vous dire qu’il se cache certainement derrière mon assassinat, un complot contre notre monde, nos coutumes et notre religion. »
Avec humour et recul, le mort vivant, jeté sans égards dans un puits, espère qu’on retrouvera son cadavre grâce à l’odeur…Médina Mérika raconte l’histoire d’un rêve, sur fond de printemps arabe à la dérive.
Le cadavre est celui d’Ali, jeune réalisateur plein d’avenir, passionné de cinéma américain. Mais, dans la médina où il vit, parangon symbolique de la ville arabe, l’Occident est à la fois, emblème de  liberté qui fascine, et celui de la décadence qu’on méprise.
  La recherche de son assassin devient prétexte à explorer cette société en pleine mutation, lieu de frottements et de frustrations, et son rapport si ambigu à l’Occident. Soit le point de vue franco-algérien d’une tragi-comédie moderne au nom de «Printemps arabes», sous forme de nouvelle policière avec suspens et mobiles. On entend condamner les faux imams, ces prêcheurs à barbe longue et à la robe immaculée quittant leur campagne natale pour porter la bonne parole dans les grandes villes du Nord, « perverties par le monde occidental et les idées nouvelles »…
 Ainsi parle le Chien : «Si vous pouvez en croire un chien sans parole mais qui jacte, c’était le plus imbécile des « hmars » que cet imam-là. Mais il avait un don extraordinaire pour captiver les foules et les mener, comme il l’entendait, par le bout du nez.  Avec un verbe et une gestuelle magnétiques. «De même, les bars sont condamnés : on y joue aux dés, on y regarde passer les femmes en écoutant de la musique, qui touche les cœurs et pervertit les âmes . »
  Homme de théâtre et de musique, Abdelwaheb Sefsaf œuvre vaillamment, en dépit des opposants, à la rencontre entre  Orient et Occident. Un écran vidéo, avec les musiciens  du groupe Aligator, installés de part et d’autre, fait défiler les paysages de Beyrouth, avec entre autres, une chanson comme Beirut.
 Entre arabe et français, entre accents traditionnels et résonances électroniques, entre chansons swinguées et vrais monologues de théâtre, se crée  une poésie douce-amère, depuis les plaintes du lyrisme oriental à l’électro contemporain.
Amour, haine, refus des inégalités, désir de combattre, anti-héros et désespérance : reste à résister aux oppresseurs avec l’humour contestataire et la saine distance, l’autocritique, et la lutte contre un fatalisme légendaire. Nestor Kéa et Georges Baux, multi-instrumentistes, sont à l’orgue des années soixante-dix et aux guitares.
Abdelwaheb Sefsaf, leader charismatique, au chant et à la percussion, assure aussi la direction musicale  du groupe.  À mi-chemin entre conte et comédie musicale, il propose une vision haute en couleurs, tonique et enthousiaste, des bouleversements culturels dans les sociétés arabes.  Avec pour icône féminine Lila, l’épouse d’Ali, (Marion Guerrero) qui joue, danse et chante avec grâce.
Du théâtre musical à l’énergie radieuse, pour un idéal de partage…

 Véronique Hotte

Le spectacle s’est joué à la Maison des Métallos,  Paris, du 12 au 17 janvier.

 

 

Conte d’hiver

Conte d’hiver de William Shakespeare, mise en scène de Declan Donnellan

 

2016-01-18 14.11.07Comique et tragique se côtoient dans cette pièce tardive et atypique, avec nombre de thématiques chères au grand dramaturge. Etrangement construite, pleine d’invraisemblances, et en deux parties que séparent seize années. On passe d’un sombre drame hivernal où rôdent la mort et les tempêtes hostiles, à une pastorale printanière, au dénouement heureux. De l’âpre Sicile, à la verdoyante Bohème. De l’apparition du mal, de la souffrance, de la discorde, au triomphe de la paix et à la réconciliation.
La jalousie aveugle de Léonte, roi de Sicile, rappelle celle d’Othello, mais surgit plus brutalement, et précipite sa famille dans le malheur: il accuse d’adultère, Hermione, son épouse, et son meilleur ami, Polixène, roi de Bohème. Avec des réactions aussi violentes que l’amour qu’il porte à ces deux êtres. Polixène échappera de justesse à sa vengeance assassine,  mais la reine, jetée en prison, y mourra et la fille qu’elle y met au monde, Perdita, est exilée.

Tyran inique, tel le roi Lear, il n’a plus, qu’à se repentir et à pleurer, en apprenant sa méprise: Apollon furieux, lui fait savoir par son oracle, consulté à Delphes, que «le roi vivra sans héritier, si ce qui est perdu n’est pas retrouvé »…Au seuil de la deuxième partie (Acte IV, l) le personnage du Temps apparaît : «Chers spectateurs, propose-t-il, imaginez que je m’en suis allé dans le belle Bohème, où vous n’oubliez pas que je vous ai parlé du fils de l’autre roi, Florizel.» Omniscient, tout-puissant, il nous apprend que là-bas, Perdita  a grandi en âge et en beauté, et il nous invite à connaître son destin.
Par un tour de passe-passe, il nous transporte sur ses ailes, au palais de Polixène, puis  à la fête de la tonte,  dans le village du berger qui a recueilli et élevé Perdita. Un monde coloré, qui tranche avec la froideur de la Sicile. On y boit, chante et danse, et un camelot vante ses colifichets… La nature sert de cadre aux amours de Florizel et Perdita…
  Après bien des péripéties, nous retournons en Sicile pour un heureux dénouement. Le Temps s’affirme comme le moteur de toute l’action dramatique. Le cycle des saisons, de la mort et la renaissance, imprègne toute l’imagerie du Conte d’hiver. « Tu as rencontré ce qui meurt, et moi, ce qui vient de naître », dit le Berger à son fils, quand il trouve Perdita abandonnée sur le rivage désert de Bohème. Declan Donnellan l’a bien compris: ce mystérieux personnage, en anorak rouge,  assis de dos, attend que le spectacle  commence.
Le metteur en scène joue habilement sur la dualité de la pièce. Dans le décor unique de Nick Ormerod, quelques accessoires déplacés sur le plateau nu, les lumières, les costumes et la musique créent des ambiances contrastées, entre austérité hivernale du palais de Léante, et nature riante de la campagne bohémienne.
L’adaptateur a placé l’action dans un présent atemporel, avec des costumes  actuels.  Dans la deuxième partie, des musiques pop accompagnent les chansons et, dans cette atmosphère festive, s’égayent des paysannes endimanchées. Interrompues par un entracte à la fin de l’acte lll, les scènes s’enchaînent deux heures trente durant, bien orchestrées, et jouées par des comédiens très engagés dans leurs rôles.

 Avec un sur-titrage parfaitement traduit et calé (on regrette que le nom du traducteur ne soit pas cité). Les choix de mise en scène sont nets, quoique discutables. Pourquoi d’entrée de jeu, donne-t-on Léante pour fou ? Dès le prélude, Orlando James, son interprète, semble disjoncter et fabrique de toutes pièces ses soupçons, manœuvrant et manipulant Hermione et Polixène, afin de les faire se jeter corps contre corps, alors que rien n’explique, dans le texte, le revirement de Léonte, de l’amour à la haine.
Ainsi, tout au long du spectacle, Declan Donnellan tente d’expliciter des situations, alors que Shakespeare privilégie la fantaisie poétique et le surréel, sans souci de vraisemblance : ne s’agit-il pas d’un conte ? La mise en scène des trois premiers actes est rigoureuse, mais celle des actes suivants semble plus lâche : la fête de la tonte, par exemple, assez grossièrement chorégraphiée, peine à produire les effets picturaux et les émotions qu’on pourrait en attendre.

Le tableau final, en revanche, propose une image saisissante et juste : les protagonistes s’acheminent en cortège dans l’obscurité vers la statue d’Hermione, comme pour un cérémonial funèbre, au terme duquel le miracle s’accomplit. Le temps a fait son œuvre.
Malgré le côté laborieux du spectacle, on apprécie la rigueur des acteurs qui, très généreux, font sonner les vers avec fluidité et naturel. La langue de Shakespeare, si bien servie, paraît alors évidente, et c’est un plaisir de l’entendre…

 Mireille Davidovici

Théâtre des Gémeaux, Sceaux (92), jusqu’au 31 janvier.  T. 01 46 61 36 67 Théâtre du Nord, Lille  du 3 au 7 février; Théâtre Maria Guerrero, Madrid  du 10 au 14 février; Piccolo Teatro, Milan  du 17 au 21 février ; Teatro Stabile, Verone les 24 et 25 février ; Il Teatro Goldoni, Venise, les 27 et 28 février ; Grand Théâtre de la Ville du Luxembourg du 2 au 4 mars.

Enregistrer

King Kong Théorie de Virginie Despentes, adaptation et mise en scène d’Emmanuelle Jacquemard

King Kong Theorie de Virginie Despentes, adaptation et mise en scène d’Emmanuelle Jacquemard

imageVirginie Despentes (quarante-six ans) n’a pas eu une vie des plus faciles Internée à quinze ans, errant d’une ville à l’autre, souvent arrêtée par la police, elle est violée à dix-sept ans près du périphérique à Paris, ce qu’elle racontera dans son essai King Kong Théorie, paru en 2006.
Vingt ans plus tard, elle reconnaît que ce viol,  « est fondateur, de ce que je suis en tant qu’écrivain, en tant que femme qui n’en est plus tout à fait une. C’est à la fois, ce qui me défigure et me constitue».
Faute d’argent, elle se prostitue, puis se drogue et écrit alors un premier roman Baise-moi (1994)  qu’elle adaptera sept ans plus tard pour le cinéma avec Coralie Trinh Thi, une jeune actrice de porno. Le film fera l’objet de censure pour les moins de dix-huit ans..

Virginie Despentes connaît le succès comme écrivain depuis une quinzaine d’années et a publié plusieurs romans dont Les Chiennes savantes, sorte de portrait assez noir de la condition féminine et Les Jolies choses d’après Les Illusions perdues d’Honoré de Balzac et, en 1999, Mordre au travers, un recueil de nouvelles subversives…
Auteure maintenant reconnue et membre du jury du prix Fémina, elle est ravie quand Bernard Pivot lui proposa récemment de faire partie de l’académie Goncourt. Devenue lesbienne à  trente-cinq ans, elle fut la compagne de Beatriz Preciado, théoricienne et adepte de la déconstruction du sexe:« Ma vision de l’amour n’a pas changé, mais ma vision du monde, oui. C’est super-agréable d’être lesbienne. Je me sens moins concernée par la féminité, par l’approbation des hommes, par tous ces trucs qu’on s’impose pour eux.»Comme le dit finement Pierre Marcelle dans Libération: « Virginie Despentes s’est mise en situation de se faire haïr par les philosophes, autant que par les psys, et par les dames patronnesses, autant que par les chiennes de garde. Le bonheur, quoi… » .

Et le théâtre dans tout cela? L’écriture et les propos souvent crus et l’ironie cinglante de Virginie Despentes qui attaque les tabous sur la condition féminine actuelle: prostitution d’abord, inégalités flagrantes, viols en tout genre, pornographie, malaise sociétal…)  avaient tout pour attirer des metteuses en scène, comme Cécile Backès (voir Le Théâtre du Blog)  qui monta en 2010, une adaptation  de King Kong Théorie. Moins inspirée, Pauline Bureau en inclura un extrait dans un spectacle (voir aussi Le Théâtre du Blog). Et l’an passé, Vanessa Larré en fera un monologue avec Barbara Schulz…

Emmanuelle Jacquemard entreprend, elle aussi, de faire entendre la voix de Virginie Despentes mais, de façon plus originale, avec cinq très jeunes actrices: Marie-Julie Chalu, Célia Cordani, Ludivine Delahayes, Anisssa Kaki et Lauréline Romuald, toutes impeccables : “Moi, dit-elle, qui suis née vingt ans après, ce texte m’a aidée à vivre et à me construire. Chacune, et chacun, peut retrouver dans son expérience un bout de son histoire: c’est avant tout de nous, hommes et femmes, que parle King Kong Théorie et de nos tentatives pour vivre ensemble”.

Sur le petit plateau des Déchargeurs, des rayonnages en bois avec serviettes de bain, peignoirs bien rangés, et crèmes pour la peau: cela se passe dans un club de gym ou un institut dit de beauté, où cinq jeunes femmes en maillot de bain deux pièces, sont déjà en scène. L’une fait des exercices d’assouplissement, l’autre joue avec une tablette, une autre s’épile les jambes…
Puis commence un dialogue, tiré de l’essai de Virginie Despentes, sur le corps féminin, à la fois, sacralisé  mais aussi provocant, exposé, nu ou presque, à l’avidité des hommes, voire  objet sexuel vendu comme tel, toutes normes sociales mises à l’écart. Les choses sont dites avec humour mais les termes restent crus, au risque de déplaire aux ecclésiastiques et aux associations familiales: “Chapitre consacré au viol. Coucher avec l’ennemi. Chapitre consacré à la prostitution. Porno sorcières. Chapitre consacré à la pornographie ».

Serrant au plus près le texte, Emmanuelle Jacquemard qui a encore réalisé peu de mises en scène, dirige ce collectif avec précision et humour. Elle sait parler des questions de pouvoir, et d’intimité et  le corps devient ici une sorte de métaphore de ce qui peut être infligé au corps collectif féminin.  Sans pleurnicheries et en utilisant les codes théâtraux… Avec une gestuelle et une diction remarquables, les jeunes  comédiennes s’emparent de ce petit plateau sans en sortir une seconde, avec une extrême concentration et cela tient parfois du ballet. Chapeau !
 Dès le début du spectacle, les mots tapent sec: “Nous parlons donc d’ici, de chez les invendues, les tordues, celles qui ont le crâne rasé, celles qui ne savent pas s’habiller, celles qui ont peur de puer, celles qui ont les chicots pourris, celles qui ne savent pas s’y prendre, celles à qui les hommes ne font pas de cadeau, celles qui baiseraient avec n’importe qui voulant bien d’elles (…) Celles qui sont trop mal foutues pour pouvoir se saper comme des chaudasses mais qui en crèvent d’envie… »

 En une heure la messe est dite, et bien dite devant un public très attentif  mais surtout féminin (quelque dix hommes seulement). La jeune metteuse en scène de vingt-six ans fait entendre la voix de Virginie Despentes, comme jamais au théâtre. Après un solide travail d’adaptation et quelques mois d’improvisations: “ Je voulais, dit-elle, diriger un groupe soudé de jeunes comédiennes, même si elles n’avaient jamais travaillé ensemble, et faire entendre juste cet essai sur un plateau. J’ai mis leurs corps en valeur mais une nudité totale n’aurait pas été justifiée.”

 Emmanuelle Jacquemard aura réussi son pari: intelligence de la dramaturgie,  sobriété de la mise en scène loin de toute prétention, rythme soutenu, efficacité de la direction d’acteurs… (N’en jetez plus, du Vignal!). nOn oubliera la crème pour le corps dont les cinq actrices s’enduisent généreusement, ce qui les oblige ensuite à un laborieux nettoyage du plateau! Et une fin (pas très réussie) de théâtre dans le théâtre, avec jeu à la lumière de lampes de poche, à cause d’une soi-disant panne de lumière avec dégustation d’un pack de Kro! (mais bon, certains professionnels y ont cru!)
 A ces bémols près, Emmanuelle  Jacquemard, si les petits cochons ne la mangent pas, entrera vite dans le cercle fermé des metteuses en scène que l’on convoite. De toute façon, les directeurs de grands théâtres s’intéresseront à cette petite nouvelle qui est, pour la maîtrise du plateau et la direction d’acteurs, largement devant ceux qui ont, eux, les moyens conséquents de Centres Dramatiques Nationaux…

Philippe du Vignal

Théâtre des Déchargeurs  jusqu’au 6 février 2016  3 Rue des Déchargeurs, Paris (I er).

Théâtre de la Luna, festival d’Avignon à partir du 7  juillet. https://vimeo.com/150300915

King Kong Théorie est publié aux éditions Grasset.

 

 

Enregistrer

12345

DAROU L ISLAM |
ENSEMBLE ET DROIT |
Faut-il considérer internet... |
Unblog.fr | Annuaire | Signaler un abus | Le blogue a Voliere
| Cévennes : Chantiers 2013
| Centenaire de l'Ecole Privé...