L’Art de la Comédie d’Eduardo de Filippo
L’Art de la Comédie d’Eduardo de Filippo, texte français d’Huguette Hatem, mise en scène de Patrick Pineau
Eduardo de Filippo (1900-1984) , acteur, poète en langue italienne et dialecte napolitain, dramaturge et homme politique, incarne la tradition du grand théâtre populaire de son pays.
L’Art de la comédie (1964) rappelle Six Personnages en quête d’auteur de Luigi Pirandello : la pièce compte en effet, dit Huguette Hatem, six personnages sur qui, dans l’intrigue, plane une équivoque sur leur identité .
Jeu de miroir du théâtre dans le théâtre, indécision et vertige, ou comment la fiction se substitue-t-elle à la réalité, et la réalité, à la fiction ? Dans la deuxième partie de la pièce, le préfet, fraîchement nommé, reçoit des notables attitrés de la bourgade qu’il n’a jamais vus, et le public, en même temps que le préfet, est mis en en présence de personnages traditionnels : médecin, pharmacien, curé, institutrice, couple de paysans, et acteurs d’une troupe ambulante.
L’identité de chacun est mise en doute : le préfet, certes amateur de théâtre mais d’abord serviteur de l’État, et de l’autre côté, il y a l’assemblée éclairée des spectateurs. Seul, le chef de troupe semble mener la danse, clairvoyant, sûr de son art et celui de ses comédiens aguerris de la Roulotte qui savent rester eux-mêmes, tout en incarnant un autre. Mais il reste sceptique, lui, quant à l’efficacité des services préfectoraux…
Comme s’ils étaient confrontés à un canevas bouffon de la comédie italienne des XVI ème et XVII ème siècles, les acteurs de la Roulotte improvisent leur rôle avec un talent déconcertant. Reste au public la tâche difficile et aléatoire de l’interprétation. Le spectacle participe d’une réflexion solide sur l’apport du théâtre dans la vie quotidienne, et la première partie de cette tragi-comédie qui convoque le chef de troupe et le préfet, est éloquente.
Pour le metteur en scène, le public démasque immédiatement les imposteurs qu’il ne suit pas : «Le spectateur est majeur et sait juger par lui-même…pour aider le théâtre, il faut lui donner une vie stable et lui permettre de s’élever au niveau culturel du public d’aujourd’hui… Le public est mûr, il veut un auteur, qui lui raconte ce qui se passe dans le monde, chez lui, et qui lui permette de se reconnaître dans les personnages. »
La volonté lucide du chef de troupe, vision novatrice à l’époque, pourrait correspondre encore à celle du théâtre à défendre aujourd’hui. Patrick Pineau fait la part belle dans sa mise en scène au comique mi-figue mi-raisin des situations et au burlesque des personnages, dessinés avec une belle niaque et une juste hargne: ils gesticulent de façon désordonnée, courant sur la scène comme des fous perdus qu’ils semblent tous être.
Le secrétaire du préfet (Christophe Vandevelde) ne connaît pas le repos. Le docteur (Manuel Le Lièvre) fait son numéro de comédien agile avec une conviction fougueuse : imposteur ou illuminé ? De même le curé (Marc Jeancourt) renverse nerveusement des sachets de marrons et raconte des histoires à la fois invraisemblables et sordides. Sylvie Orcier joue une émouvante institutrice; elle a aussi conçu la scénographie: un vaste plateau nu, compartimenté de grilles métalliques, surmonté d’une coursive, de jardin à cour.
Le couple de paysans de la montagne rappelle un duo de motards casqués de noir, bien connu des médias. Et le pharmacien (Nicolas Bonnefoy) est-il vraiment empoisonné et mort, gisant dans les locaux de la Préfecture ? Rien n’est moins sûr, à moins que …
Ce spectacle comique devrait gagner en rythme et en verve, quand les numéros cocasses d’acteurs seront mieux coordonnés; il bénéficierait alors d’une vision chorale et d’ une vaste fresque sociale. S’imposent toutefois un beau préfet, dubitatif mais pleinement humain (Fabien Orcier) et un chef de troupe lumineux, tranquille et circonspect (Mohammed Rouabhi).
Véronique Hotte
Théâtre 71/Scène nationale de Malakoff ( Hauts-de- Seine) jusqu’au 18 février. T. : 01 55 48 91 00.
Théâtre de l’Arsenal-Val de Reuil (Eure), le 26 février. Théâtre Dijon-Bourgogne/ Centre Dramatique National du 1er au 5 mars. Le Salmanazar d’ Épernay, le 8 mars.