Polyeucte
Polyeucte de Pierre Corneille, mise en scène Brigitte Jaques-Wajeman
On ne peut lire Polyeucte aujourd’hui sans penser à la folie des nouveaux convertis islamistes, à leur attirance pour la mort. Certes, les martyrs chrétiens, comme le fait remarquer avec bon sens Stratonice, la confidence de Pauline, quand elle se veut rassurante, meurent mais ne tuent pas: leur «fureur ne va qu’à briser les autels» et ils «n’en veulent qu’aux dieux et non pas aux mortels ».
Mais l’élan iconoclaste est aussi violent. Polyeucte, tout juste marié à Pauline qui a fini par l’accepter et l’aimer, malgré le souvenir douloureux d’un premier amour, s’arrache des bras de sa femme pour recevoir le baptême chrétien. Cette eau baptismale, il ne cherche qu’à la changer en sang, le sien, après avoir vu couler celui de son ami Néarque.
Dans une première scène, étrange, Néarque a parfois les accents du futur Tartuffe, et on comprend mal le revirement de Polyeucte, quittant à regret les bras de son épouse, pour se hâter d’aller recevoir le baptême. Comme si Corneille lui-même tâtonnait à trouver la cohérence de ses personnages.
Mais ensuite les enjeux sont clairs et directs : Polyeucte a choisi, il a parié, aurait dit Blaise Pascal. Une éternité de félicité gagnée au prix du plus grand amour terrestre qui soit, ce n’est pas cher payé. Et il pourra aller au martyr avec confiance : les fameuses stances de Polyeucte ne sont pas le moment du choix, déjà fait, mais un moment de «pleurs de joie», aurait encore dit Pascal. Clément Bresson les chante, les danse, en avant-goût des jouissances du ciel.
Polyeucte est le héros d’une véritable tragédie ce qui n’est pas toujours le cas dans le théâtre de Corneille dans la mesure où il met sous nos yeux un homme aveuglé, ambigu, un «innocent coupable». Mais tous les personnages sont des héros: Sévère (Bertrand Suarez-Pazos), soldat triomphant revenu trop tard de chez les morts, retrouve son premier amour mariée à un autre : il fera de son malheur le ressort de sa liberté et de sa grandeur d’âme, renonçant à se venger. Félix (Marc Siemiatycki), le gouverneur romain, fait partie de ces faibles arrivés au pouvoir, soucieux de leur carrière et de leur confort, que Corneille aime cerner d’un trait juste et vif, qui nous fait rire. Lui, il n’a d’autre ennemi que sa peur et ses calculs, et iĺ sera le premier à s’exclamer :« Que je suis malheureux ! ». Plus étrange : le cas de Pauline (Aurore Paris), vraie fanatique du devoir et de l’obéissance à son père, où elle puise sa force.
La direction des acteurs va dans le sens de cette force : ils sont tous « trop », petit adverbe qui revient comme un tic sous la plume de Corneille. Et ce «trop» est le moins qu’on puisse leur demander: cela les place exactement où il faut : sur le théâtre, ici et maintenant.
Les costumes contemporains ne les rapprochent pas plus d’aujourd’hui, que du temps de l’écriture de la pièce mais nous permettent de la lire à la fois dans sa résonance actuelle et dans son historicité, là où elle nous renvoie à un catholicisme d’État qui prétend interroger ses origines et absoudre ses excès.
Mais Brigitte Jaques-Wajeman a délibérément cassé ce fonctionnement, somme toute respectueux de la lecture d’un classique. Elle a mis dans la bouche de Sévère, non cette absolution mais la parole de Nietzsche : «Les martyrs furent un grand malheur dans l’histoire : ils séduisirent. »
Geste politique important et signifiant: il n’y a ni éternel retour, ni fatalité, même si l’histoire semble bégayer. La metteuse en scène prend parti, avec une lucidité qui a du corps.
Christine Friedel
Théâtre de la Ville-Les Abbesses, Paris jusqu’à 20 février. T :01 42 74 22 77.