Argument et De mes propres mains, texte et mise en scène de Pascal Rambert
L’amour, c’est la guerre. Pascal Rambert, en complicité avec Arthur Nauzyciel, a rapproché ses deux textes, De mes propres mains, un monologue plus ancien, et Argument, écrit pour Marie-Sophie Ferdane et Laurent Poitrenaux. L’amour et la guerre: des affaires de corps, opaques, inexplicables et violents. L’auteur-metteur en scène a cherché à écrire doublement cette violence et cette obsession des corps : c’est pour avoir vu ces acteurs dans La Mouette, mise en scène par Arthur Nauzyciel qu’il les a voulus sur son plateau, et c’est une guerre d’amour et de classes qui les soude et les déchire…
Argument, comme l’argument d’un opéra, met en présence des forces poussées à leur paroxysme. Celle du patron, dominateur, propriétaire, monstrueusement jaloux pour avoir trouvé un mystérieux médaillon chez sa femme, et la force de la faiblesse, la résistance d’une femme aimée et mal aimée.
C’est aussi l’argument impossible entre des êtres qui ne parlent pas de la même planète, même si le joug du mariage les fait marcher, bon gré malgré, sur le même terrain. Dominée, contrainte, la femme au bord de l’abîme devient la voix de la révolte, la voix même de la Commune de Paris. Rien de moins.
C’est invraisemblable, mais la question n’est pas là, mais dans le déchaînement verbal, éloquent et lyrique à la fois, d’un dix-neuvième siècle fantasmé, rassemblant le pur romantisme, l’imagerie du peintre Dante Gabriel Rossetti avec une Ophélie dans l’eau parmi les fleurs, et la surcharge ornementale du second Empire.
Décor sobre: une lande arrosée de pluie permet de beaux effets de brume lumineuse (signés Yves Godin), où les protagonistes sont tirés, pliés par la tempête. Mais l’écriture qui nous entraîne, un temps sidérés que nous sommes par son abondance, par son audace à embrasser et à surpasser le kitsch, finit par saturer.
La tension vocale des comédiens, pour le reste superbes, y est pour quelque chose: les corps se tordent comme le demande le texte mais les voix se fatiguent. La présence silencieuse de l’enfant, inaccessible à sa mère sinon dans la mort, et meurtrier de son père, apporte à cette tornade une troisième dimension, un équilibre poétique. Ce discours politique, noyé dans la prophétie et l’imprécation, ne passe pas, même en costumes d’époque et il en reste un constat, inévitable : la réaction triomphe toujours… Cela donne un beau spectacle mais encombré, dont on se lasse.
Et jusqu’à 30 janvier, avant la représentation, on peut voir et entendre De mes propres mains, interprété par Arthur Nauzyciel ; il y met sa force compacte, et sa concentration d’acteur. Il rencontre avec justesse le caractère obsessionnel de cette écriture. Il se sent comme un chien tenu en laisse par son amour pour une femme, et contenu dans ses pulsions meurtrière (un revolver tient un grand rôle dans le récit) par un ami ambigu. Mais l »amok » l’emporte-destruction et autodestruction-sous le regard de “la crémière“, avatar de l’ “épicier“, personnage honni des romantiques.
Pascal Rambert met en scène pour la troisième fois, de façon très différente, ce monologue dense et violent, C’est, toujours et déjà, l’amour et la guerre, d’un romantisme plus authentique que celui d’Argument : les textes finissent par faire couple, avec toute la richesse, les heurts, la générosité que cela peut comporter…
Christine Friedel
Un autre point de vue:
La Commune de Paris organise en 1871 l’insurrection contre le gouvernement issu de l’Assemblée nationale élue au suffrage universel, et ébauche l’autogestion. Mais les canons se font entendre au loin. Sur ce fond historique tumultueux, l’action se situe dans un bourg imaginaire normand que nous ne verrons pas, où Pascal Rambert installe, selon le trait caché d’une belle diagonale scénique, Louis, une figure masculine de la réaction, et Annabelle, son épouse, de santé fragile et acquise aux idées progressistes.
Leur fils Ignace, quoique à l’écart, assiste sur le plateau à un conflit parental récurrent et profondément ancré. La violence de cette scène s’aggrave, jusqu’à ce que la défunte ensevelie sorte de son tombeau et prenne la parole, quand l’enfant solitaire à la trompette, se met à parler à la lune.
Louis, très jaloux, trouve suspect un médaillon et Ignace, silencieux, hulule tel un oiseau nocturne, puis tente de tuer son père. Il rappelle Le Joueur de fifre d’Edouard Manet(1866), enfant de troupe dont la mère exige de son mari qu’il ne soit pas soldat et ne fasse pas la guerre contre les Prussiens. Incarné avec panache par l’excellent Laurent Poitrenaux, il pourrait être le Voyageur contemplant une mer de nuages de Caspar David Friedrich,(1817). En redingote, et vu de dos ou de profil, ce maître autoritaire avance courbé, les épaules basses et les bras jetés en avant, obstiné, luttant contre la pluie et les bourrasques, faisant face à un vent dévastateur sur la lande nue et brumeuse cernée par une falaise, paysage désolé façon Roi Lear. Une vraie pluie tenace tombe des cintres.
Daniel Jeanneteau a créé une scénographie subtile et Yves Godin, des lumières finement travaillés pour peindre cette fresque onirique. Figure maternelle shakespearienne maternelle, Marie-Sophie Ferdane sort du tombeau, tel le père de Hamlet. Avec des accents suaves et une présence charnelle, mais aussi avec l’élégance et la rigueur d’époque, cette femme de lettres, libérée et sûre de ses droits, se courbe comme son partenaire pour mieux le haranguer, telle une Madame Bovary rebelle qui se serait réveillée de ses songes romanesques.
Entre mélo et fantastique, on vogue sur les hauteurs d’un romantisme bien frappé, et ces deux taureaux puissants, se cabrent, fonçent puis reculennt pour mieux prendre leur élan et se sauter à la gorge : « Ne me touchez… N’approchez… Ne levez la main sur moi… Reculez… », hurle-t-elle.
« Je vous aime … comme mes chiens, comme mes chevaux… Vous m’appartenez…dit le manufacturier » C’est l’occasion pour Pascal Rambert de se livrer, non sans complaisance, à travers la figure du tapissier, à l’égrènement de tissus et ornements de robes et souliers féminins: barège, un tissu très léger à trame de laine et chaîne de soie, mais aussi blonde, cheviotte, pékin, popeline, reps, satin, serge, ou tulle… Mais l’épouse, aussi belle soit-elle, malgré ses atours élaborés qui brident toute volonté de libération féminine, se pose enfin en être autonome et digne, en quête de son identité.
Au-delà des propos parfois naïfs, un pari joliment tenu, une danse enfin égalitaire…
Véronique Hotte
T2G-Théâtre de Gennevilliers (Hauts-de-Seine), jusqu’au 13 février. T : 01 41 32 26 26..
La pièce est publiée aux Éditions Les Solitaires Intempestifs.