Ils se marièrent et eurent beaucoup

Ils se marièrent et eurent beaucoup de Philippe Dorin, mise en scène de Sylviane Fortuny, version bilingue franco-russe

 

ils-se-marierent-et-eurent-01-frank-berglund-792x520Les enfants, d’abord surpris d’entendre les comédiens parler russe, s’habituent très vite à ces sonorités étranges pour eux, d’autant que deux acteurs français leur font écho et se fondent dans la troupe du Théâtre Dourova de Moscou. Plus surprenante encore, la structure du spectacle : «Mes histoires ne commencent pas forcément par le début, et ne finissent pas par la fin, avertit l’auteur. Il faut prendre les choses comme elles viennent, une petite histoire se construira. »
Les pièces de Philippe Dorin ne se racontent pas, elles se vivent comme un rêve, et l’ordre bouleversé des scènes ne déroute pas le  jeune public. Ils se marièrent et eurent beaucoup se déroule comme La Ronde d’Arthur Schnitzler. Dans une suite de petits marivaudages où les couples se font et se défont : de la rencontre à la rupture, et aux retrouvailles, mais dans le désordre…
  Cœurs volages, baisers volés, et disputes vite oubliées. Un jeune homme pleure sa fiancée partie à l’autre bout du monde, une jeune fille passe par là et l’embrasse. Dépité, mais non moins séduit, il l’envoie rendre ce baiser à son aimée. Elle obéit, mais d’autres prétendants s’annoncent…
La pièce, montée en Russie en 2013, vient sur les scènes françaises, plus chorale qu’à l’origine:  quatre comédiens quand Sylviane Fortuny l’a créée en 2004 et huit à présent.  Comme dans une salle de bal aux chaises disposées de part et d’autre du plateau, et sous les belles lumières de Jean Huleu,  les courts tableaux colorés se succèdent sans interruption. Une légèreté poétique règne ici et les paroles ne portent pas à conséquence: on joue avec les mots et les situations…

Les comédiens moscovites, très physiques, s’emparent avec gourmandise de cette comédie acidulée et lui apportent leurs chants et la sonorité de leur langue qui persiste quand ils passent au français.Pour le plus grand plaisir des enfants (à partir de dix ans) et des adultes.

 Mireille Davidovici

 Théâtre des Abbesses, jusqu’au 3 avril.

 

 


Archive pour mars, 2016

Africa de Peter Verhelst et Oscar Van Rompay

Africa  de Peter Verhelst et Oscar Van Rompay, mise en scène de Peter Verhelst

 

Africa-sans-contoursOscar Van Rompay mène une double vie : acteur  à NTGent, théâtre de Gand, il gère aussi une plantation d’eucalyptus au Kenya. Il est donc d’ici et là-bas. Dans un monologue autobiographique, il retrace la tentative désespérée d’un homme blanc pour se fondre dans la vie africaine  et y trouver sa place sans se perdre lui-même. Peter Verhelst, auteur et metteur en scène, compose, avec les mots du comédien, un diptyque contrasté. Le portrait d’un être clivé. « Il y a deux Oscars : l’Oscar en Belgique, l’Oscar au Kenya. »
Sur le plateau, un petit coin d’Afrique : latérite, végétation luxuriante, bande-son avec éclats de voix et rumeurs sourdes… Dans la pénombre, nu comme un ver, le comédien s’asperge de peinture noire et se glisse dans la peau d’un Africain. Sous ce masque, il se coule dans la langue swahili, mêlée de pidgin  et adopte les gestes et le petit nègre des Kenyans, quitte à frôler la caricature.
Peu à peu, la négritude l’emporte : il «danse pour n’être plus qu’un corps», jusqu’à la transe, puis rampe comme un animal  sur le sol «rouge sang», avant de s’enfoncer au cœur des ténèbres pour ne faire qu’un avec la terre et la nuit,  «une des ces nuits terriblement noires où on peut être assassiné ».

  Sculpté par les lumières rasantes signées Denis Diels, le corps, souillé de poussière et luisant de sueur, il est comme transfiguré, statue possédée par les esprits sauvages. Rien qu’une illusion dans le clair-obscur et la touffeur de l’air… Le texte, poétique, un peu ressassant, évoque la rivière, les collines, les vastes paysages,  et l’acteur  a un jeu d’une grande virtuosité. Nous partons avec lui dans ce simulacre violent et fascinant, mais quelque peu agacés par les clichés qu’il véhicule.
Mais il suffira d’une douche, prise devant le public pour que l’artifice et le malaise se dissipent. L’acteur sort alors de la figure qu’il a fabriquée, et devient un petit Belge banal qui, campé à l’avant-scène, raconte son arrivée au Kenya, en 2001, à dix huit ans, et ses premières impressions de jeune Blanc, son installation progressive dans le pays,  le «plaisir du jeu et de la bagatelle» des femmes.

Le récit, simple, sincère, factuel et  posé, tranche avec la première partie et en lève l’ambigüité, explicitant l’impossibilité de combler le fossé des différences : «Le rêve s’amenuise chaque jour.»  Mais, la surprise passée, le spectacle perd un peu en tension dramatique, et le texte, en vigueur.
Oscar Van Rompay livre son combat avec un engagement corporel radical : une belle performance, exacerbée par la mise en scène et portée par la fiction, fût-elle comme ici, autofiction. Il se métamorphose en nègre fantasmé, puis se mue en Oscar, acteur de son propre personnage.

Le spectacle nous renvoie violemment à notre propre impuissance à approcher,  à comprendre l’Africain, et l’autre en général, et à ce qu’il y a de factice à vouloir se mettre dans la peau de l’autre.
Rien ne peut  guérir de «la maladie incurable, le rêve incurable d’être au cœur noir de l’Afrique, ce lieu qu’on n’atteindra jamais. » Le complexe de l’homme blanc et sa culpabilité participent de cette démarche : « Je me sens ridiculement petit et blanc, avoue Oscar. »

 Mireille Davidovici

Le Tarmac, à Paris,  dans le cadre des Traversées africaines jusqu’au 2 avril et Théâtre de Liège du 19 au 23 avril.
Prochains rendez-vous des Traversées africaines : Rupture, chorégraphie de Simon Abbé, les 7 et 8 avril. Machin la Hernie de Sony Labou Tansi,mise en scène de Jean-Pierre Delore, avec Dieudonné Niangouna du 13 au 16 avril.

Les Français, d’après A la Recherche du temps perdu

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Les Français, d’après A la Recherche du temps perdu de Marcel Proust, adaptation de Krysztof  Warlikowski et Piotr Grusczynski, mise en scène de Krysztof Warlikowski

 Rien à voir avec son pauvre Phèdre(s) créé il y a deux semaines à l’Odéon (voir Le Théâtre du Blog): le spectacle participe d’une autre intelligence théâtrale, d’une autre efficacité aussi, même et surtout sans vedette. Avec sept moments-clés du roman-culte, Un amour de Swann, La Prisonnière, Sodome et Gomorhe, Le Temps retrouvé, etc.  et une galerie de personnages  comme, entre autres: le Narrateur, alter ego de Marcel Proust qui a une liaison avec Albertine qu’il soupçonne d’homosexualité.
Lui-même fait l’objet d’une véritable fascination du Baron de Charlus qui n’arrivera pas à le séduire.  Oriane, mariée avec Blaise de Guermantes qui la trompe  souvent, a une longue liaison avec Charles Swann, Dreyfusard donc exclu des salons et autre alter ego de Marcel Proust. Gilbert de Guermantes, aristocrate, époux de Marie de Guermantes, bi-sexuel, antisémite, conservateur est l’amant du violoniste Morel.
Ruiné après la mort de Marie, il épousera Madame Verdurin,  deux fois veuve. Robert de Saint-Loup, neveu préféré d’Oriane, officier, ami du narrateur, et amant de l’actrice juive Rachel qui épousera Gilberte, la fille de Swann e d’Odette de Crécy ; homosexuel, il devient l’amant de Morel mais meurt à la guerre   Le Baron de Charlus, apparenté aussi à la famille des Guermantes, veuf d’une cinquantaine d’années, décrit comme intelligent, homosexuel, misogyne et antisémite. Il devient aussi l’amant de Morel mais il échouera dans une maison de passes, créée et financée pour lui par Jupien. Odette de Crécy, actrice de boulevard mais aussi prostituée de luxe. Après s’être séparée de son mari, elle épousera Swann, dont elle a une fille Gilberte. Après la mort de Swann,  elle se marie avec un aristocrate ruiné, le comte de Forcheville. Une seconde fois veuve, elle sera l’amante de Blaise de Guermantes. Charles Swann, autre alter ego de Marcel Proust, juif « assimilé « et riche amateur d’art, par ailleurs amant d’Oriane. Albertine Simonet, une jeune fille, grand amour de Marcel et l’amie de Madame de Vinteuil, lesbienne  et amatrice de scandales, mourra dans un accident de cheval, (un suicide ?) peu après sa séparation avec le Narrateur.
Elle a eu une liaison avec Sidonie Verdurin, très riche bourgeoise qui tient un salon où elle y invite de jeunes artistes; veuve-son mari meurt à la guerre-elle épousera le duc de Duras, ruiné. Veuve à nouveau, elle se remariera avec le duc Gilbert de Guermantes, veuf lui aussi, mais ruiné. Comme le dit finement Piotr Grusczynski : «Impossible de traduire le roman en langage de théâtre. Par la force des choses, l’auteur de toute adaptation doit se mesurer à cette impossibilité.»

En fait, il y a trois thèmes dans ce spectacle que Krysztof Warlikowski a superbement maîtrisés: l’antisémitisme, avec l’affaire Dreyfus qui coupa la France en deux et dont l’évocation qui fait encore froid dans le dos, revient ici en boucle: “Au nom du peuple français, ce jour, le 22 décembre 1894, le premier Conseil de guerre du Gouvernement militaire de Paris, (…)  déclare ce qui suit : le dénommé Dreyfus Alfred, capitaine breveté au 14e régiment d’artillerie, est coupable d’avoir livré à une puissance étrangère à Paris des documents secrets intéressant la défense nationale…”  149181-les-francais-_-tal-bitton_16
Second thème majeur: les relations amoureuses avec ces phrases devenues cultes comme dans La Prisonnière : « On n’aime que ce en quoi on poursuit quelque chose d’inaccessible, on n’aime que ce qu’on ne possède pas » et sexuelles, qui parcourent tout le roman, avec ses jalousies, ruptures, mariages, remariages, prostitution, liaisons… et qui tiennent ici une place capitale.
Avec aussi, en particulier, le leitmotiv de l’homosexualité masculine (le personnage du Baron de Charlus) mais aussi féminine, thème encore rarement abordé en littérature et que Marcel Proust observe de près.
Et enfin et surtout  le plus important de ces trois thèmes: la prise de conscience du temps, et l’incapacité pour nous tous, à saisir le présent. Et où de très petits événements font surgir le passé à n’importe quel instant… Découverte formidable et Marcel Proust fera son miel de ses incursions dans la société de son époque. Ne reste donc, ni présent vite évaporé, ni futur inconnu, mais le seul passé, parent de la mort qui donne son unité à toute vie humaine, et qui est une obsession permanente chez lui.

Dans cette galerie de personnages, c’est même un dénominateur commun et on ne compte plus les morts dues à la vieillesse, à la maladie, à un accident et encore à la guerre, voire aux suicides… «Cet homme-là, dit encore Piotr Grusczynski, voit les faux-semblants tapis sous la surface de la vie. Il voit la décomposition de la vie des corps, des relations et de la société. Il voit que les hommes et les nations sont des morts-vivants. »Le spectacle tout entier dit cela de façon brillante et participe aussi en filigrane  d’une sorte d’aventure personnelle vécue dans un monde que Marcel Proust, l’ancien enfant à la santé approximative à cause de la guerre  (celle de 1870!) savait comme lui des plus fragiles.
Mort en 1922, il aura connu celle de 14-18, avec ses cortèges de veuves mais il aura au moins eu le bonheur de ne pas voir la seconde guerre mondiale, alors qu’elle a frappé de plein fouet toute la Pologne et la famille de Krysztof Warlikowski. D’une guerre à l’autre, encore un point commun avec Marcel Proust: « Allemande, ma ville natale, Szczecin, est devenue polonaise après la guerre, dit-il. Donc une ville déroutée, nouvelle, sans traditions. Une ville où il y avait un grand brassage entre tous ces gens qui étaient, soit des Polonais envoyés pour « poloniser » la ville, soit des réfugiés : juifs, paysans venus de l’extrême Est, Africains… (…) « J’étais une sorte d’enfant des rues, qui jouait au milieu des bunkers. Mes parents, père catholique et  mère juive assimilée, n’avaient aucune tradition particulière à me transmettre. »

Comme dans A La Recherche du temps perdu,  Krysztof Warlikowski a construit sa mise en scène de façon musicale et poétique, sans souci d’une intrigue  théâtrale. Les personnages cités plus hauts n’en finissent pas de se raconter, de réfléchir sur l’amour et la jalousie, l’art, la perception du monde, la mémoire des lieux et des êtres. Souvent assis, en position frontale, magnifiquement joués par ses acteurs polonais en costumes actuels, et tout de suite crédibles dès qu’ils entrent sur le plateau. Où il y a juste l’essentiel: à cour, un canapé-banquette rétractable dans un mur couvert de miroirs, et à jardin, une sorte de galerie en verre, elle aussi rétractable, métaphore évidente des salons que fréquentait l’auteur, et à connotation sexuelle. Et en fond de scène, un bar chargé de verres et de bouteilles, d’une dizaine de mètres de longueur, copie conforme de ceux peints par Edward Hooper. Avec, au-dessus, un grand écran. La réussite du spectacle doit beaucoup à cette remarquable scénographie signée comme d’habitude Małgorzata Szczęśniak qui a aussi conçu les costumes.

Nous n’avons pas d’autre choix que de suivre le sur-titrage en français, et pourtant, miracle théâtral, le texte est passionnant. Mieux même: on « entend » la phrase de Marcel Proust, même sans doute quelque peu modifiée: “Tu comprends, dit Swann à Odette, je ne dis pas que si tu vas à l’Opéra, je cesserai de t’aimer immédiatement. Non, bien entendu, mais tu te rendras moins séduisante à mes yeux quand je comprendrai que tu n’es rien, que tu es au-dessous de toutes les choses, incapable de te placer au-dessus d’aucune! Évidemment j’aurais mieux aimé te demander de renoncer à Une Nuit de Cléopâtre (puisque tu m’obliges à me souiller les lèvres de ce nom abject) dans l’espoir que tu irais cependant. Mais, décidé à tirer des conséquences de ta réponse, j’ai trouvé plus loyal de t’en prévenir. »

Au chapitre des réserves : des images vidéo avec le visage de personnages en gros plan comme partout (mais heureusement moins que celui d’Isabelle Huppert dans son Phèdre!)  avec  aussi des baisers entre humains, du même et de l’autre sexe, ou des accouplements d’hippocampes et des épanouissements de fleurs: tout cela, assez pléonastique et répété à l’infini, ne fait pas vraiment sens et aurait pu être évité. Côté texte, le metteur en scène prévient avec honnêteté : c’est une adaptation, donc limitée aux seuls épisodes mondains du roman: ce que certains lui ont reproché, mais comment faire autrement?

Mais il maîtrise superbement l’outil théâtral: direction d’acteurs, scénographie, costumes et accessoires, musique (Jan Dszynski et Pavel Mykietin), lumières (Felice Ross), toujours très soignés, et il a pris grand soin de construire une dramaturgie où il met le focus sur les points essentiels de cette saga de personnages bien vivants mais conscients de leur proche disparition. Avec une remarquable fin où dans Le Temps retrouvé, ils ont tous là mais bien vieillis. Incarnés par ses acteurs polonais toujours étonnants de vérité, en particulier, Jacek Poniedzialek (Charlus), Maja Ostatzewska (Odette de Crécy).

Il y a quelques possibles difficultés pour qui ne connaît pas bien l’univers d’A la recherche du temps perdu, et le metteur en scène aurait pu nous épargner un inutile discours mal écrit et cinglant sur les différents peuples d’Europe mais curieusement, pas sur les Polonais, et assez convenu et dont on voit mal ce qu’il vient faire là. Comme à la fin, quelques vers de la Phèdre de Racine qui, décidément, semble fasciner Krysztof  Warlikowski. Bon, à part cela, quel spectacle! Même long: quatre heures et demi avec deux entractes! Donc, mieux vaut ne pas y aller fatigué mais nous vous le garantissons: passionnante à plus d’un titre, cette visite chez Marcel Proust. Et auquel le public tarbais a fait une véritable ovation. Ne le ratez surtout pas, quand il viendra à Chaillot, à la rentrée.

Philippe du Vignal

Spectacle vu au Parvis de Tarbes, le 23 mars.

Et, sept mois après, qu’en est-il de la reprise de ce spectacle à Chaillot? D’abord, à cause d’une alerte à la bombe, une comédienne est arrivée en retard, ce qui a sans doute stressé les acteurs; du coup, le début était, disons, un peu laborieux! Puis, dans la première partie, les choses se sont vite mises en place avec les mêmes  fulgurances, avec la même brillante recréation de cette galerie de personnages proustiens, grâce au très grand professionnalisme des acteurs polonais.

Après le premier entracte, il y a eu quelques baisses de régime, comme si les comédiens semblaient moins à l’aise qu’à Tarbes, comme s’ils avaient un peu de mal à prendre leurs marques dans l’espace de ce grand plateau. Et visiblement Krysztof  Warlikowski  a aussi modifié quelques moments de sa somptueuse mise en scène. Mais les choses devraient vite se remettre en place. Après le second entracte, la dernière partie, sans doute à cause de la fatigue du public que l’on sentait moins réceptif mais aussi des comédiens, était nettement moins efficace, et accusait ses défauts initiaux, notamment l’extrait de Phèdre qui nous a semblé interminable.

Et aux saluts, Krysztof  Warlikowski, sans doute lucide quant aux défauts de cette reprise, paraissait contrarié. Donc à voir quand même bien sûr, mais allez-y en bonne forme, et surtout pas après une dure journée de travail… la mode est aux spectacles longs, voire très longs. Mais le théâtre doit rester un plaisir. Ce qu’oublient trop souvent les metteurs en scène, même inspirés!

Ph. du V.

Théâtre National de Chaillot, Place du Trocadéro, Paris (XVI ème), jusqu’au 25 novembre.

 

 

 

Biennale des écritures du réel à Marseille : Visages sur table

Biennale des écritures du réel à  Marseille :

 Visages sur table, création collective, mise en scène de Pierre Guéry

 imageRevisiter la Mouette ou Hamlet ? Certes. Mais  les artistes et penseurs réunis depuis quatre semaines à Marseille préfèrent affronter un autre monument : notre réel. Samedi, la Biennale des écritures du réel, organisée par le Théâtre de la Cité, a fêté en musique la fin de sa troisième édition.  Elle pouvait s’enorgueillir d’une riche programmation de rencontres, expositions, films, spectacles autour de questions fortes, plus que jamais d’actualité : ‘’Comment se regarder ? Que fabriquer ensemble ? » Pierre Guéry a choisi de les traiter de façon littérale, en scrutant les visages, tendant ainsi un miroir à ses comédiens comme aux spectateurs.
Assez iconoclaste, son parcours reste toujours lié au dialogue et à la transmission. Pour ce scrutateur de l’intime qui a d’abord enseigné la littérature, puis soutenu l’éducation populaire, les ateliers de création partagée constituent un terreau idéal où fertiliser sa poésie scénique avec la musique, la danse, la vidéo, les arts plastiques et la psychanalyse. Visages sur table qu’il proposait à la Biennale, en qualité d’artiste associé, bénéficiait de la possibilité d’acheter un billet couplé avec Curiosity (voir Le Théâtre du blog).  Ces démarches ont en commun : une création collective encadrée par un metteur en scène engagé dans les questions politiques et sociales, une valorisation de l’expérience personnelle, et des comédiens amateurs incarnant humblement une histoire souvent proche de la leur… Il s’agit bien ici d’offrir un espace de parole, de rencontrer de « vrais gens ».
Le groupe d’apprentis-comédiens encadré par Pierre Guéry enchaîne des saynètes, variations autour du visage vitrine de nos émotions sans cesse offerte impudiquement aux autres, sans que nous-mêmes puissions les voir. On a ici  la sensation d’explorer, comme dans un dictionnaire, toutes les acceptions du mot.
En ouverture, le visage passe du virtuel (des traits humains esquissés par des lettres numériques, projetés en vidéo), au concret du quotidien. On le met littéralement à table, laquelle touche presque le premier rang de spectateurs.
Ce ne sont pas les figures familiales que vont observer les convives, mais plutôt les métamorphoses du « visage de la table » dont ils décrivent les ronds de café, griffures, marques de stylo et autres traces métaphoriques du temps qui passe. Empreintes de vie tragi-comiques… Parmi les tableaux les plus réussis : une révision de soi au miroir, introspection qui tient de l’accord de paix négocié avec son faciès, une scène d’ascenseur très émouvante où une jeune femme découvre, l’espace d’un instant, sa beauté, une confession sur le masque que constitue le fond de teint.

Il y a aussi un ballet de savoureuses anecdotes : une serveuse à qui une cliente fait la remarque qu’elle a une tête peu mémorable, un homme descendant d’un train pour tenter d’approcher une inconnue, et Rose Pommier à qui l’on assène brutalement qu’elle n’a guère le physique de son patronyme…
Pertinent aussi ce passage autobiographique, avec photos dérangeantes de gueules cassées à qui, comble de la cruauté ironique, on infligeait le slogan : « sourire quand même ».
Mais on oubliera vite une scène d’insultes se clôturant sur un selfie… trop téléphoné ! Tension  palpable chez ces apprentis-comédiens: gestes parfois parasites, toux, démangeaisons, et placements un peu hésitants. Une fragilité affleure sur ce plateau nu, laboratoire de rencontres. Et ils plongent trop souvent leur visage, ici tant vanté, dans les textes qu’ils tiennent à la main. On y perd l’émotion d’un regard, les nuances des expressions faciales. Dommage!
Reste le plaisir d‘entendre des voix singulières et vulnérables…

Stéphanie Ruffier

La Biennale des écritures du réel garde la trace de certaines conférences et publications : http://www.theatrelacite.com/liste/ressources-en-ligne/

 

Tristan et Isolde, «salue pour toi le monde !»

Tristan et Isolde, «salue pour toi le monde !» chorégraphie  de Joëlle Bouvier.

robeauvent-photo-gregory-batardon_5_1400_401Faire danser une histoire d’amour universelle, pilier de la culture lyrique, et  réduire à 1h25 un opéra qui dure 4h30: la chorégraphe et le Ballet du Grand Théâtre de Genève ont relevé le défi. L’ouverture surprend le public qui découvre une succession de scènes brèves, emblématiques du spectacle, dans un zapping peu convaincant.
  Un imposant escalier en colimaçon, pouvant aussi faire figure de bateau, encombre le plateau, sans diminuer l’énergie des interprètes lancés dans ce condensé d’intrigue. Les quatre solistes  dans les rôles d’Isolde, de Tristan, du roi Mark et du témoin,  dansent trios et duos en douceur, avec des  mouvements amples et des portés fluides qui contribuent à l’ harmonie de ce ballet, en particulier dans les pas-de-deux entre Tristan et Isolde, ou Tristan et  le roi Mark.
  Les costumes de Sophie Hampe apportent, par leurs motifs, une touche historique mais restent assez souples pour faciliter les gestes. Il y aussi de belles trouvailles comme cette corde qui relie les deux amants.
  Pour Joëlle Bouvier, «la difficulté était de mettre en corps cette musique». La puissance évocatrice de la musique de Richard Wagner, malgré sa beauté, écrase parfois certaines scènes. Le programme ne mentionne pas les interprètes de la partition diffusée : lacune regrettable à remédier. 
  Vu les  multiples restrictions budgétaires, il faut profiter de l’occasion car il devient de plus en plus rare de voir, à Paris, une compagnie avec vingt-deux danseurs de différentes nationalités,

Jean Couturier

Théâtre National de Chaillot jusqu’au 1er avril.

www.geneveopera.ch                 

 

L’Avare de Molière, mise en scène de Ludovic Lagarde

L’Avare de Molière, mise en scène de Ludovic Lagarde

  L'Avare 7©Pascal Gély basse defLa scénographie inattendue d’Antoine Vasseur impose au regard l’immense dépôt d’une enseigne contemporaine, peut-être spécialisée dans le mobilier d’intérieur ou de bureau. L’espace scénique est ainsi saturé, avec des dizaines de piles de cartons, grands, moyens et petits, hautes tours stables aux angles géométriques aigus comme une maquette architecturale. 
Un quartier de ville dans la ville, avec ses allées travées, coursives, parcours, cachettes obligées et  repaires oubliés. Opèrent ici servantes et valets de cette comédie; munis de diables, ils manipulent, avec une technique sûre, des masses de cartons.
 Valère, un jeune homme d’aujourd’hui, à la tenue à la fois négligée et étudiée, est l’homme de confiance du tyrannique Harpagon dont Elise, sa fille, en vamp à talons aiguilles et collant noir, est aussi l’amante de Valère.
 Cléante, jeune loup et frère d’Élise, parcourt les lieux en rongeant son frein, agacé par l’avarice d’un père qui l’empêche de faire le beau et de rendre ses hommages à la tendre et libre Marianne, une jeunesse sucrée… qu’Harpagon aimerait bien croquer. Tout va décidément mal chez lui, avec sa folie de garder le moindre sou: foin de l’avarice et des avaricieux!
La Flèche, le valet de Cléante, aimerait en découdre avec cet homme «de tous les humains le moins humain», et le comique Maître Jacques, à la double casquette de cuisinier et de cocher,  en a assez de préparer des repas avec rien, et est pris de pitié pour ses chevaux qui «ne sont plus rien que des idées ou des fantômes, des façons de chevaux».  Sans le sou et le cœur battant, il tient à ses heures un stand festif de pizzas.

Marion Barché, Myrtille Bordier, Louise Dupuis, Alexandre Pallu, Tom Politano, Julien Storini, et Christèle Tual dans Frosine, entremetteuse et femme d’affaires qui hante les aéroports avec sa valise à roulettes, donnent la mesure de cette folie obsessionnelle qui les a contaminés et rendu nerveux, méfiants et moqueurs.
En maître de sujets soumis, Laurent Poitrenaux mène la danse avec panache. Son Harpagon impose aux siens, avec humour, un désir tyrannique de thésauriser, et père impatient et brutal, il méprise Cléante, son rival en amour. C’est un comédien généreux pour ce monument d’égoïsme qu’est Harpagon…

 Véronique Hotte

 Le spectacle s’est joué au Théâtre de Lorient/Centre Dramatique National du 23 au 26 mars.

Boris Godounov

La semaine russe à Tarbes:

Boris Godounov d’Alexandre Pouchkine,mise en scène de Nikolaï Kolyada

14803662Dixième édition de cet événement qui a lieu tous les deux ans et dirigé avec intelligence et efficacité par Marie-Anne Gorbatchevsky. Au programme, un cabaret russe avec les chanteurs Véra et Pétia Chydivar, une avant-première du film Les Anges de la Révolution,d’Aleksei Fedortchenko avec  Oleg Yagodine l’acteur fétiche de Nikolaï  Kolyada qui joue dans Boris Godounov.
Mais aussi La Lampe verte-cabaret mythique d’Odessa avec Philippe Fenwick, autour des poèmes d’Anna Akhmatova, Marina Tsevétaïeva, Essenine avec des chansons russes et slaves, chansons russes, yddish et ukrainiennes, films muets des studios d’Odessa, tours de magie… Le tout mis en scène par Nathalie Conio;  nous n’avons pu  voir ce cabaret prometteur mais il viendra bientôt à Paris.

Un spectacle jeune public Les trois petites sœurs, librement inspiré de la pièce d’Anton Tchekhov. Et enfin, mis en scène par le grand Nikolaï Kolyada: Hamlet présenté il y a quelques années en France (voir Le Théâtre du Blog), La Cerisaie d’Anton Tchekhov, et sa dernière création Boris Godounov, sur trois soirs au Théâtre des Nouveautés, charmant théâtre à l’italienne dans le centre de Tarbes.
La tragédie d’Alexandre Pouchkine (1831)  rarement jouée chez nous est plutôt connue pour avoir inspiré à Modeste Moussorgski, un opéra (1888) et plusieurs films, notamment celui d’Andrezj Zulawski (1989). Peter Stein, le metteur en scène allemand avait monté lui la pièce en Russie:« C’est une tentative d’élucider l’histoire embrouillée., dit-il, et nous avons créé un spectacle ou tout est transparent, où l’accent est mis sur les problèmes étiques éternels posés sérieusement par Pouchkine dans cette œuvre. Ils concernent non seulement les tsars et les gouverneurs mais tous les gens à toutes les époques : en premier lieu, c’est le problème de la conscience. »
kolyad-godounov-matriorchkaEt récemment le metteur en scène britannique Britannique Graham Vick a mis en scène au théâtre Mariinssky, l’opéra de Modeste Moussorgski avec des allusions claires aux manifestations d’opposants à Vladimir Poutine dispersés par  la police…
Nikolaï Kolyada et sa compagnie viennent d’ Ekaterinbourg (une ville de plus d’un million d’habitants dans l’Oural, sur la fameuse ligne du Transsibérien à quelque… 1.400 kms de Moscou. Il a mis au point un autre type de théâtre impressionnant  de force épique  et de vérité, qui joue sur le vécu et l’émotion. En France, il avait présenté son Hamlet (voir Le Théâtre du Blog) et un Tramway nommé désir de Tennessee Williams. “Aujourd’hui, dit Jean-Pierre Thibaudat qui connaît son travail depuis longtemps, il a quitté son petit théâtre de la rue Tourgueniev installé dans une datcha pour en faire un lieu voué aux écritures contemporaines dont il reste l’un des grands animateurs  et formateurs. Il s’est installé dans un nouveau théâtre où il donne son répertoire mêlant la création de nouvelles mises en scène à la reprise des anciennes »
Nikolaï Kolyada  est né et réside à Ekaterinbourg, et même s’il a appris le théâtre à Moscou, c’est un tatar qui ne fait pas de spectacles conventionnels. Et mal vu par les théâtres officiels de sa capitale et de  Moscou: cela sonne déjà comme une belle reconnaissance… Et cela va bien à cet homme généreux, metteur en scène mais aussi auteur de théâtre.
La pièce un peu compliquée d’Alexandre Pouchkine, a pour thème, d’après des faits historiques bien connus en Russie, la rupture entre le pouvoir politique et le peuple au début du XVIIème siècle, thème qui est ici« comme à la périphérie du spectacle », comme le dit Nikolaï Kolyada qui a surtout mis sur l’accent sur la présence du peuple russe  et son extraordinaire capacité à se révolter mais aussi et surtout à pardonner.
On retrouve l’essentiel de la pièce d’Alexandre Pouchkine, juste élagué de quelques scènes situées en Pologne et en Lituanie, trop difficiles selon lui à mettre en scène. Cela commence donc  à Moscou en 1598. Le très jeune prince Dimitri, héritier du trône meurt de façon suspecte et Boris Godounov, soupçonné d’être le responsable de ce décès finit par accepter  d’être tsar, à la demande des nobles, du clergé et du peuple. Ensuite, quelques années plus tard, au monastère de Tchoudovo, Grégoire, disciple d’un vieux moine, veut se faire passer pour Dimitri et fuit vers la Pologne.
Mais amoureux de Marina, une belle Polonaise, il décide de jouer son rôle jusqu’au bout et de marcher sur Moscou pour récupérer le trône. Avec ses alliés polonais, et des mercenaires allemands, il battra les troupes russes. Le tsar Boris Godounov reprendra bientôt le dessus mais meurt subitement. Dimitri devenu tsar, fait assassiner la famille de Boris Godounov. On annonce  au peuple que Marie, sa veuve et leur  fils Féodor viennent de s’empoisonner. “Nous avons vu leurs cadavres. Le peuple se tait, frappé de stupeur.Eh bien, pourquoi vous taisez-vous ?… Criez donc : “Vive le tzar Dmitri Ivanovitch !” Mais, dit Pouchkine  le peuple reste silencieux… Impeccablement réalisée, chaque représentation de ses pièces commence juste avant le spectacle par une petite ritournelle.
Mise en scène, la pièce souvent légèrement distanciée, avec un zeste d’ironie, ou de théâtre dans le théâtre comme ces jets de fumigène à vue depuis les coulisses, participe d’une sorte de fête populaire délirante avec des scènes plus intimes à quelques personnages…
Et ouf, cela fait du bien: ici, aucune vidéo, pas d’allers et retour d’acteurs dans la salle, aucun grognement de basse électronique; bref, Nikolaï Kolyada n’utilise aucun des stéréotypes du théâtre occidental actuel. Et chose impensable chez nous, il dirige avec une rare maîtrise, et chez lui tout est concentré sur l’émotion, quelque trente sept acteurs dont le formidable Oleg Yagodine qui joue Boris Godounov.
Disciplinés, très concentrés, et tout de suite présents dès qu’ils entrent sur le plateau par la porte centrale à deux battants en bois nu, chantant et dansant comme on le voit rarement.
Et avec nombre d’accessoires à la fois réalistes mais souvent dévolus à un autre usage comme ces planches à laver métallique servant de percussions, ou ces ces fourches et bâtons avec lesquels ils frappent le sol pour rythmer les rondes qui ponctuent le spectacle.
  Aucun décor, sinon des murs noirs avec des appliques à deux ampoules, assez kitsch et  des icônes/tapisseries tout aussi kitch, représentant la vierge Marie et l’enfant Jésus, ou un saint local. Le moine et son disciple coupent un poulet d’abord cuit puis cru, avec une grande hache sur un billot fait d’un tronc d’arbre: les morceaux de viande giclent partout sur le plateau et on entend le merveilleux son de trois cloches que l’on tire à vue…
On l’aura compris: tout ici est démesure, vie intense et délirante avec les moyens du bord (voir l’interview ci-contre).  Mais avec une grande intelligence scénique, une rigueur absolue, et une bonne louche de générosité. Sans jamais tomber dans un folklore de pacotille. Ce spectacle exceptionnel bourré d’idées comme ces alignements de poupées russes sur le sol qui symbolise le peuple, ou ces merveilleux costumes d’hommes et de femmes coiffés de curieux bonnets de feutre, le tout acheté au marché tatar local…
Le public de Tarbes a de la chance: quatre très bons spectacles: Boris Godounov, Hamlet et La Cerisaie au Théâtre des Nouveautés. (encore bravo à Marie-Anne Gorbatchevsky) et à Marie-Claire Riou  pour Les Français mise en scène de Krystof Warlikowski d’après Marcel Proust (dont nous vous parlerons) au Théâtre du Parvis/Scène nationale,  d’avoir programmé ces spectacles.
Gérard Trémège, maire de Tarbes peut être fier de sa ville. Que demande le peuple de Bigorre?
On n’est pas jaloux mais on espère seulement que le peuple parisien pourra aussi voir un jour ces spectacles…

Philippe  du Vignal

La pièce est publiée dans les œuvres complètes d’Alexandre Pouchkine aux Editions de l’Age d’homme.     

Le But de Roberto Carlos

Le but de Roberto Carlos de Michel Simonot, mise en scène de Pierre Longuenesse

13-lebutrobertocarlos«J’ai vu la balle sortir en touche et revenir dans le but, écrivait Nicolas Ouédec, ancien international présent sur le banc de touche (1997). Vous vous demandez d’où ça vient et comment il a fait. Sur le moment, on se demande si le mur ne l’a pas contré.
A la pause, on a regardé le ralenti et on s’est aperçu que c’était un but venu d’ailleurs. Roberto Carlos ne semblait pas si surpris que ça, on avait l’impression qu’il avait déjà marqué le même à l’entraînement. Il y a eu un grand silence dans le stade. Après le match, on s’est dit que c’était le genre de chose qu’on devait juste admirer et applaudir. Il y a des buts qui restent pour l’éternité, et il en fait partie.»

Qui dira la poésie d’un compte-rendu de match ? Et la poésie plus grande encore d’un geste unique, d’une maîtrise quasi-surhumaine du corps ? Le football fait rêver, pour la vie de millionnaire de ses élus, mais peut-être plus encore pour ce qui fait l’élu : cette beauté du mouvement qui, comme une fusée, vous sort de l’attraction terrestre, et de la vie au ras du sol.
 «Nous ne sommes rien, soyons tout» n’est plus un chant révolutionnaire collectif,  mais la pulsion, l’impulsion  de millions de jeunes gens qui espèrent «s’en sortir». Michel Simonot  a écrit l’épopée de l’un d’entre eux, parti d’Afrique pour gagner l’eldorado européen. 11.600 km, onze mille six cents kilomètres, il faut l’écrire en chiffres et en lettres pour mesurer l’étendue de ce voyage interminable: avancées, retours, arrêts derrière un grillage, stationnement dans un camp, cachettes, poursuites, camion, marche, seul, à plusieurs…
  Voyage avec une gigantesque addition d’épreuves, et pas seulement sportives, de ce garçon, lesté de ses espoirs, comme tous ceux qui partent et se voient fermer les frontières de l’Europe, et de cette tâche qu’il s’est donnée : arriver à la perfection du but de Roberto Carlos, en shootant dans une canette derrière un grillage.
Et ce n’est pas un jeu : il s’agit de trouver la faille, la feinte qui lui permettre d’atteindre son but, à lui. Tous ces migrants, réfugiés, demandeurs d’asile, comme on voudra les appeler, montrent dans Le But de Roberto Carlos, leur incroyable force, leur détermination, et leur expertise appliquée à une tâche presque impossible : passer. Ici, de l’autre côté. Tenir.
Le récit  nous emmène très loin, dans la solitude et la solidarité avec les autres du garçon. Il prend le rythme de sa respiration, de sa peur et le poids de sa résolution. On sent les herbes hautes où il se cache, le grillage sur les mains, les cailloux du tunnel qui blessent, la soif, le froid…
  La mise en scène, très sobre, donne toute sa place à cette brassée de sensations et d’émotions, soutenue par la musique obsédante de Frank Vigroux. Pas plus que les vidéos ou le jeu des acteurs (Pierre Longuenesse et Christian Lucas), cette musique n’est illustrative, et, pourtant un peu «cinéma», elle donne un support aux images mentales que nous projetons sur la parole entendue.
  Un beau travail poétique à ne pas manquer.

Christine Friedel

Spectacle vu à l’Anis Gras à Arcueil.
Et salle Jean Montaru à Marcoussis (91) le 1er avril à 20h30. T : 01 64 49 69 80

Phèdre(s), mise en scène de Krzysztof Warlikowski

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Phèdre(s) de Wajdi Mouawad, Sarah Kane, J. M. Coetzee, création, adaptation et mise en scène de Krzysztof Warlikowski

 Phèdres-Isabelle-Huppert-dans-Un-Tramway-mis-en-scène-par-Warlikowski-e1441883754373Le metteur en scène polonais, maintenant bien connu du public français, a axé son nouveau spectacle sur le personnage mythique de Phèdre, à partir de quatre pièces ou extraits de pièces que joue Isabelle Huppert, omni-présente sur le plateau.
Małgorzata Szczęśniak, sa scénographe a imaginé de hauts murs sinistres qui dépassent le cadre de scène et qui évoquent un lieu très fermé: hôpital, prison vieux palais déserté… Côté cour, un mur de miroirs avec un lavabo des années trente. Au fond, un carré de douche, et côté cour, un praticable sur rails, sorte d’aquarium géant rétractable (le joujou favori du metteur en scène polonais !) où se passent certaines scènes.
Des cintres, pendent deux ventilateurs qui tournent par moments,  comme pour dissiper un air tragique trop lourd, éclairés par un pinceau de lumière esthétisant.
La scénographie que le metteur en scène a demandé à sa collaboratrice habituelle, est plastiquement remarquable mais sans doute coûteuse et ne se justifie pas vraiment.
Et à quoi sert cette retransmission vidéo,  immédiate et en très gros plan, de visages, fastidieuse et répétitive, assez obscène (au sens étymologique du mot)? Un procédé usé jusqu’à la corde dont on s’étonne qu’un metteur en scène aussi averti que Krysztof Warlikowski fasse encore ses délices. D’autant plus qu’on voit aussi toujous en gros plan-et c’est très laid! -le micro H.F. collé sur la joue des acteurs comme une verrue ? A quoi servent aussi, ces images pléonastiques d’un extrait présenté en boucle de Psychose d’Alfred Hitchcock où le sang et l’eau coule dans le récepteur de douche!

La  première de ces pièces est de Wajdi Mouawad qui avait déjà «adapté» (mais pas bien du tout) Un Tramway nommé désir de Tennessee Williams que Krzysztof Warlikowski avait monté au Théâtre de l’Odéon avec déjà Isabelle Huppert (voir Le Théâtre du Blog), dans une mise en scène peu convaincante.
L’actrice débite ce texte, inspiré à la fois d’Euripide et Sénèque, assez vite et sans  trop de nuances, de façon un peu mécanique, et cela n’augure pas bien de la suite ! On y voit d’abord la figure d’Aphrodite et ensuite Nora Krief chante merveilleusement une chanson écrite pour la célèbre Oum Kalsoum. Puis il y a un numéro de danse  orientale-très réussie et bien éclairée-de Rosalba Torres Guerrero…
Suit L’Amour de  Phèdre de  Sarah Kane plus intéressant, et il y a même un-court!-moment  où on sent la passion de Phèdre pour un Hippolyte au langage très cru, qui reste distant et odieux. On la voit lui imposer une fellation mais il faut se pincer pour y croire vraiment.
Krystof Warlikowski nous offre ici un travail appliqué et où l’usage permanent de micros HF, la retransmission systématique de la plupart des scènes sur très grand écran vidéo, et la rétractation d’un praticable participent d’un auto-académisme. Malgré son savoir-faire, l’ensemble du spectacle reste sec et Isabelle Huppert est souvent peu crédible, même et surtout dans les scènes d’amour et d’orgasme avec Andrzej Chira et Gaël Kamilindi qui jouent chacun un Hippolyte.

Puis après un entracte bienvenu, le spectacle se poursuit avec une adaptation d’un dialogue extrait d’Elizabeth Costello (2003) roman de J. M. Coetzee, auteur australien et prix Nobel.  On apprend, au cours d’une interview avec un journaliste que cette romancière de La Maison de la rue Eccles donna voix à Molly Bloom, le personnage de l’Ulysse de James Joyce…. Elle « a soixante-six ans, a écrit neuf romans, deux recueils de poèmes, un livre sur la vie des oiseaux et des articles de journaux, a été mariée deux fois, et a deux enfants, un de chaque mariage. A
u cours de l’interview, elle repense à Frances de Graeme Clifford où Jessica Lange joue le rôle d’un sexe-symbole hollywoodien, qui, après une dépression nerveuse, se retrouve dans un asile d’aliénés, droguée, lobotomisée, attachée sur son lit, pendant que des employés de l’établissement vendent des billets pour tirer un coup vite fait avec elle ». Et hop ! on a droit à la projection de la séquence du film !
Et ensuite à propos d’une histoire de rapports entre les humains et les dieux, rehop! On a a encore aussi droit à un extrait de Théorème de Pier Paolo Pasolini.
En fait, tout se passe comme si le metteur en scène avait constamment besoin d’images-béquilles et d’un arsenal technologique pour faire évoluer son spectacle…
 Mais enfin,  Isabelle Huppert, qui n’est plus figée face public, en tailleur pantalon noir orné d’une grand collier doré, est très l’aise, drôle et juste dans  cette caricature d’écrivaine interviewée, proche aussi des personnages qu’elle a incarnés au cinéma. Sans doute, le seul moment (certes un peu facile mais réjouissant) dans un océan d’ennui…  Suivent ensuite et pour en finir, quelque cinquante vers de la Phèdre de Racine où l’actrice massacre allègrement-sans doute de par la volonté du metteur en scène-la scansion des alexandrins de Racine pour en faire une conversation banale. Pathétique…
Cette suite de textes, munie de titres projetés comme: BEAUTÉ, CRUAUTÉ, PURETÉ, INNOCENCE, RÉALITÉ construite sur une dramaturgie assez faible, ne fonctionne pas bien.  Il y a même (comme dans le théâtre de boulevard !) un interlude avec, de nouveau, une danse de Rosalba Torres Guerrero, pour qu’Isabelle Huppert ait le temps de changer de costume!
Bref, on a affaire à un numéro d’actrice (revendiqué:  « Aucun rôle ne m’a marquée, dit Isabelle Huppert, c’est moi qui les marque ») inscrit dans un patchwork assez prétentieux, qui se voudrait tragique mais qui, mis en scène de façon hypertrophiée, reste bcbg  et qui, malgré de belles images sur papier glacé, n’offre donc guère d’émotion!
Quand on lit le texte de Daniel Loyaza qui, dans le programme, commente avec beaucoup d’acuité les intentions de Krzysztof Warlikowski, on a vraiment envie d’y aller voir de plus près. Mais ensuite quelle déception devant le résultat sur le plateau!
Isabelle Huppert mérite mieux que cette chose approximative. Ses admirateurs applaudissent, les autres spectateurs beaucoup moins…
Cela pose une fois de plus la question : que va-t-on voir au théâtre ? Une vraie troupe avec des acteurs solidaires, dirigés avec efficacité et au service d’un texte solide qu’il soit contemporain ou non, ou bien une actrice, certes des plus expérimentées et vedette de cinéma, où on ne voit qu’elle, dans un spectacle tricoté pour elle,  sans unité de jeu et où les autres comédiens, un peu seuls, lui servent de faire-valoir à elle…
 De bonnes raisons d’y aller ? On aurait bien du mal à vous les indiquer ! Sinon pour voir Isabelle Huppert faire un show (et il y faut de l’énergie) mais vous êtes prévenus : il ne s’agit en aucun cas de véritable théâtre.
Krystof Warlikowski n’a pas beaucoup apprécié le jugement de certains critiques et non des moindres sur son spectacle…Mais franchement, de quoi se plaint-il? Il s’est planté, et on l’aura connu mieux inspiré. Notamment, avec ce remarquable Les Français qu’il a adapté d’À la Recherche du temps perdu de Marcel Proust, vraiment d’une autre qualité théâtrale, que nous avons vu à Tarbes et dont nous vous reparlerons.
Le célèbre metteur en scène est plus à l’aise quand il travaille avec ses acteurs polonais, tous sublimes, comme dans cette réalisation d’une grande exigence,  sans vedette mais où, malgré le sur-titrage, on ne s’ennuie jamais, même si le spectacle dure plus de quatre heures…

Philippe du Vignal

Théâtre de l’Odéon, Paris VIème,  du mardi au samedi à 20h, et le dimanche à 15h, jusqu’au 13 mai.
Comédie de Clermont-Ferrand, du 27 au 29 mai.
Barbican center, Londres du 9 au 18 juin. Grand théâtre du Luxembourg, les 26 et 27 novembre et Théâtre de Liège du 9 au 11 décembre.

   

 

Borderline, chorégraphie de Honji Wang et Sébastien Ramirez

Borderline chorégraphie de Honji Wang et Sébastien Ramirez

   4887882_6_8620_borderline-de-sebastien-ramirez-et-honji_77efebb8a373d9f748806d845fab3d9aPour la troisième fois en quatre ans, le Théâtre de la Ville programme cette pièce emblématique de la compagnie Wang Ramirez, créée en 2013 (voir Le Théâtre du Blog). Et l’on comprend pourquoi, devant l’enthousiasme du public au moment des saluts. La générosité, l’énergie et la virtuosité des cinq danseurs dans cette mise en scène articulée autour de la mécanique des corps, de l’équilibre et de la gravité, y contribuent largement, tout  comme le travail de gréage de Kai Gaedtke, magicien des filins.
Tandis qu’oscille un grand cube métallique sans cloisons, suspendu aux cintres, deux danseuses, retenues et soulevées par des longes, se ruent vers lui sans l’atteindre, le célèbre essai d’Heinrich von Kleist Sur le théâtre de marionnettes donne le la : nous parviennent, par bribes, les propos du danseur de l’Opéra rencontré par l’écrivain dans un jardin public : «Il me fit clairement sentir que ces marionnettes pouvaient apprendre toutes sortes de choses à un danseur désireux de se parfaire(…) Je m’enquis du mécanisme de ces poupées (…) Il me répondit que. chaque mouvement avait son centre de gravité ; il suffisait de le diriger (…) Les membres, qui n’étaient que des pendules, suivaient d’eux-mêmes, sans autre intervention, de manière mécanique.(…)»
En liberté, ou manipulés au bout de gréements, les artistes défient les lois de la pesanteur. Mêlant hip hop, break dance, classique, et danse contemporaine, ils franchissent les frontières entre ces styles avec une fluidité naturelle. Ils flottent en l’air dans des envolées poétiques ou se déchaînent jusqu’à s’en déboîter les membres. I
ls savent aussi faire rire, comme avec ce pas-de-deux de Honji Wang et Christine Joy Alpuerto Ritter, perchées sur des talons vertigineux. 

La musique de Jean-Philippe Barrios est au diapason, mixant les sons électroniques, favorisant les échos, et jouant entre harmonies et percussions. Avec, en surimpression, des textes enregistrés et quelques dialogues où il est question de démocratie, de répression policière ou de l’amour nécessaire au développement humain, via une anecdote sur la réceptivité de l’eau aux sentiments, cet eau dont nous sommes faits à quatre-vingt pour cent. 

 Ces texte et dialogues n’illustrent pas la danse ou inversement, mais y apportent une dimension supplémentaire, et parallèlement au hip hop, d’origine populaire,  témoignent d’un engagement citoyen. On peut reprocher au spectacle une dramaturgie approximative, juxtaposant morceaux de bravoure, volontarisme politique, et textes de facture parfois négligée. Mais il possède une cohérence esthétique et métaphorique, avec une recherche de l’équilibre dans l’instable et la suspension,  à la limite d’états bordeline. Il participe aussi d’un métissage des genres. Honji Wang et Sébastien Ramirez constituent un couple et une compagnie multiculturels :  elle, Coréenne ayant grandi à Berlin, s’inspire de la danse classique et des arts martiaux;    lui, de parents espagnols,  a été finaliste au fameux championnat de hip hop, Redbull BC ONE. Créateurs sans frontières, ils vivent entre le Sud-Ouest de la France et l’Allemagne.
Poursuivant la tournée mondiale de leur répertoire, ils peaufinent aussi leur dernière création, Everyness. Comme dans Borderline, on y retrouve des séquences aériennes. Présentée en avant-première en février à l’Archipel de Perpignan où les artistes sont en résidence depuis 2014, elle sera bientôt visible à Paris, Barcelone et Berlin.

 Mireille Davidovici

 Spectacle présenté au Théâtre de la Ville du 22 au 25 mars.

 

www.wangramirez.com

 

 

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