Nora 3, d’Henrik Ibsen/Elfriede Jelinek
Nora 3, d’Henrik Ibsen/ Elfriede Jelinek, mise en scène de Dusan David Parizek
Entre satire sociale, sarcasmes et provocation, le propos d’Elfriede Jelinek peut heurter le lecteur. Auteure de romans, d’essais et de nombreuses pièces de théâtre, elle affirme avec violence son opposition à la société de consommation et aux valeurs bourgeoises, quand elle dénonce le «féminisme bourgeois» comme mythe de libération de la femme Seul le personnage d’Eva dans Nora 3 (1977), sa première pièce, représente l’alternative d’un féminisme socialiste que nul n’entend. La dramaturge, prix Nobel de Littérature 2004, prolonge ici Nora ou la Maison de Poupée d’Henrik Ibsen (1879). Selon l’analyse subtile de Christian Klein, la Nora ibsénienne est une figure-clé d’émancipation, reprise par le Mouvement de Libération de la Femme des années soixante qui se révolte contre le travail non rétribué de la femme au foyer, esclavagisme moderne légalisé. Le féminisme radical de Nora devient pour Jelinek un mythe qu’elle fait voler en éclats. Dans la pièce d’Ibsen, cette femme-objet a décidé de quitter mari et enfants pour se réaliser pleinement par elle-même. Or, pour la dramaturge autrichienne, tous les personnages féminins, victimes consentantes – et tous les personnages masculins, machos obstinés, obéissent à des stéréotypes. La rebelle Nora, trop individualiste, se désolidarise de ses camarades d’usine, pour s’abandonner aux mains d’autres hommes de plus en plus «influents», économiquement et socialement : contremaître, homme d’affaires, politique, financier, avant de revenir à son mari dont elle a provoqué la ruine. Supérieurs sur le plan professionnel, ils sont les représentants du capital, acteurs et victimes du système. La pièce, avec dix-huit scènes-stations, décrit le chemin de croix d’une Nora sans illusions dont l’histoire est transposée dans les années vingt, lors de la montée du fascisme. Ouvrière remarquée par l’industriel Weygang, alors qu’elle répète une tarentelle pour une fête du comité d’entreprise,qu’elle dansera plus tard en professionnelle, selon le souhait de son mentor, lors de la visite d’un groupe pour le rachat de l’entreprise. Nora ne peut décidément ni échapper au regard masculin ni à la loi de l’argent: elle sert d’espionne pour ce puissant groupe et manipule son ex-mari banquier qu’elle fouette au cours de séances sado-maso. Puis, le cynique industriel la cède au ministre et la renvoie car sa beauté physique décline. Elle revient à son époux, meurtrie mais rêvant encore d’amour romantique. Nora (Stefanie Reinsperger) dégage une joie de vivre et un plaisir de jouer frénétiques d’abord, jusqu’au moment où sa conscience blessée la met en pleurs. Sa fougue verbale initiale perd peu à peu de sa tonicité sur le chemin des expériences malheureuses d’une Nora déçue par les hommes qu’elle poursuit d’un amour impossible. Les acteurs, surgissent de la salle, sauf Nora et l’invectivent Nora, seule en scène et prennent aussi le public à partie. Rainer Galke, Jan Thümer, Michael Abendroth jouent plusieurs personnages, à la santé infaillible : violents, agressifs, assoiffés de combat, serviles envers leurs supérieurs mais brutaux avec les femmes à la capacité d’action réduite, jouées ici par Sarah Hostettler et Bettina Ernst. L’attrait de l’argent avec une énergie vitale intacte, est bien ici le vainqueur. La boîte initiale de la scène, qui semblait s’ouvrir, se soulever et respirer dans la seconde partie, peut se refermer à la fin de cette comédie noire. Laissant Nora seule à jamais entre les murs de la maison de son mari, et ses rêves inaboutis.
Véronique Hotte
Spectacle vu au Volkstheater à Vienne (Autriche), le 5 mars.
Le texte de la pièce, traduction de Louis-Charles Sirjaq, est publié en français sous le titre Ce qui arriva quand Nora quitta son mari aux éditions de l’Arche.