Notre crâne comme accessoire
Notre crâne comme accessoire, librement inspiré du Théâtre ambulant Chopalovitch de Lioubomir Simovitch, mise en scène d’Igor Mendjinsky, création collective de la compagnie Les Sans Cou
Comment faire du théâtre dans une petite ville occupée par les nazis ? Pourquoi, et à quel prix ? Le Théâtre ambulant de Lioubomir Simovitch tentait de jouer Schiller mais devrait se contenter des Trois petits cochons. Mais même cela, se révèle impossible, dans un monde en proie à une guerre confuse.
Question obsédante: PEUT-on faire du théâtre, peut-on FAIRE du théâtre ? Pas de réponse possible, sinon en faisant théâtre de tout : de la pièce qui a inspiré l’affaire, des éléments et bouts de ficelles qui le constituent : musique, costumes, rôles pris et quittés l’instant d’une fiction, performance acrobatiques…Le mieux: que pour un instant, le public y croit.
Ça ne veut pas rien dire (Arthur Rimbaud), ce patchwork de vérités sur la durée du travail et de la pauvreté, de sorte qu’on n’ait rien à faire du théâtre, sur les puissants, même petits, fascinés par le spectacle (quel élu de la République ne s’est pas cru compétent en matière de culture, du simple fait de son élection ?), et sur leur cruauté, sur l’orgueil et la modestie des comédiens ambulants.
Être ou ne pas être, là est la question, d’où le titre du spectacle, en hommage au crâne de Yorrick, le bouffon d’Hamlet. Shakespeare, jailli de la bouche d’un comédien, transcende le monde misérable où il se trouve ici avec Othello. Mais peu importe, c’est la voix même du théâtre, et de la plus belle poésie dramatique.
Nos comédiens ambulants n’arriveront pas à jouer Les Trois petits cochons, mais auront traversé un monde terrible, avec foi, naïveté et confiance, jusqu’à vouloir rendre son humanité au bourreau!
Comment s’en sortent les acteurs des Sans Cou ? Comme leurs personnages de fiction ils passent avec la même honnêteté d’un état à l’autre, toujours en éveil, sur le vif, chaque moment de vérité passé à la toile émeri de sa propre critique, ce qui n’empêche pas l’émotion, un peu, voire beaucoup portée par la musique…
On aura beau dire que c’est n’importe quoi, qu’on n’y comprend rien mais on saisit une vitalité obstinée, une résistance qui ne sépare pas le théâtre de la vie. Dire que le théâtre est entré en résistance : pas nouveau ! Mais aujourd’hui, on sait bien que les conditions du métier se dégradent. Et pourtant il n’y a jamais eu autant d’écoles d’où sortent de jeunes comédiens pleins de talent pour faire du théâtre quand même.
On aura beau dire aussi que ce spectacle tient d’une affaire de professionnels entre eux, comme l’autre soir, avec une salle pleine d’amis des comédiens. Mais il possède une telle lucidité et une telle probité sur ce que l’ «artiste» (on rigole !) ressent du monde où il se débat, qu’il touche tout le monde…
Avec un engagement des acteurs chaque fois mis à l’épreuve de leur propre ironie, non pas pour être détruit et pour tout ramener à un «rien n’est possible, tout se vaut », mais pour en vérifier la solidité, même précaire. Et c’est aussi vrai du décor, échafaudage démontable, d’où un rideau qui tombe peut se transformer en ruisseau. Génération précaire, avec un culte de l’humour et une poésie qui doit résister à tous les mauvais traitements : ces comédiens sont à leur place dans la ruine magnifique des Bouffes du Nord.
Et, dans ce crâne, accessoire de scène, il y a apparemment de la matière grise…
Christine Friedel
Théâtre des Bouffes du Nord, Paris T : 0146 07 34 50 jusqu’au 26 mars.