Curiosity, création collective
Biennale des écritures du réel #3 à Marseille:
Curiosity, création collective, mise en scène de Laurent de Richemond
L’entrée de cette douzaine d’ apprentis-comédiens sur le plateau nu se fait à reculons, tant la présence du public leur paraît sidérante. Ainsi est posé d’emblée, entre désir et répulsion, le processus ambigu de rencontre avec l’Autre, cet inconnu. Comme Curiosity, le robot explorateur envoyé sur Mars par la Nasa, les acteurs ici partent en quête de l’alien, une autre forme de vie : le partenaire, mais aussi le spectateur.
Passées les premières réticences, ils s’engagent immédiatement dans une sarabande de tableaux tonitruants. Ça danse, ça gueule, ça s’embrasse à bouche que veux-tu. Solos, duos, interventions chorales investissent pleinement l’espace. Laurent de Richemond de la compagnie Soleil Vert, en partenariat avec le théâtre de la Cité, a su, dans cet atelier, mettre en confiance ces amateurs bouillonnants.
Le désir d’être en scène les irrigue. Une onde intensément sensuelle parcourt ce spectacle qui va à la rencontre de nos contemporains, ces planètes mystérieuses autour desquelles on gravite sans prendre toujours la peine de les explorer, trop occupés que nous sommes à rêver d’ailleurs.
Après une danse libératoire hilarante, qui rappelle le tableau I like to move it du mythique Show must go on de Jérôme Bel (même travail sur le miroir, la modeste jouissance corporelle, la référence populaire, l’individu), voilà le groupe de «sex bombs» prêt à s’exposer et à exploser.
L’explosion fondamentale, c’est bien sûr la parole, ce pouvoir. Ainsi, on essaie de réduire les autres au silence pour parler (beaucoup) de soi dans ce « théâtre de l’expérience ». Chacun ici tente de bâtir sa présence scénique à partir de ce qu’il possède : un corps, des anecdotes, une envie de (se) dire, souvent par la force. «Tais-toi !», «Vous ne m’aimez pas, parce que je parle de moi » et son pendant : « Je suis une grosse merde» servent de chevilles récurrentes pour articuler des saynètes inégales, mais souvent fort jouissives.
Tous parfaitement en place. Légitimes et puissants. On retient : la présence titanesque du mutique Benoît et son banc dressé, tel un monolithe, un cercueil ou un rocher de Sisyphe, la sincérité de Stéphanie, fan de Cabrel, irrésistiblement attirée par les filles, les fantasmes d’embourgeoisement d’Erika, se rêvant tragédienne incarnant Bérénice, la gouaille agressive d’Edgar et de Marianne qui font toujours mouche…
Car tout n’est pas rose dans la grande aventure de la découverte de l’autre. Des luttes intestines jalonnent la pièce : combat de femmes au sol, à la gréco-romaine, réhabilitation de la Marseillaise (que vous n’écouterez plus jamais pareil), ou très goûteux plaidoyer canadien-cajun qui métaphorise avec bonheur, préjugés et racisme ordinaire qui gangrènent notre société.
Sans angélisme ni conceptualisation jargonneuse, Laurent de Richemond poursuit sa démarche d’incorporation du réel dans le théâtre (et inversement). En écho aux propos du philosophe Bernard Stiegler qui célèbre dans la revue Laura « le temps des amateurs », ces « créations partagées » semblent réaliser la thèse soutenue par Oscar Wilde dans L’Ame humaine et le Socialisme (rebaptisé pudiquement dans les éditions récentes L’Ame humaine).
Dès 1891, devant les méfaits de l’industrialisation, cet aristocrate visionnaire proposait de travailler moins, pour créer plus : que chacun puisse, désaliéné, prendre le temps de se questionner sur son existence, en se consacrant davantage à l’expression artistique et à la pratique culturelle.
Curiosity s’étire un peu trop (Laurent de Richemond semble avoir été un peu débordé par le projet de «faire taire le vide» et de lâcher la bride à ses enthousiastes interprètes) mais n’en reste pas moins efficace. Et, quand survient le final, on a l’impression d’avoir vraiment rencontré chacun des êtres présents sur le plateau. Quelle humilité et quel engagement ! La vie est bel et bien ici «au comble du réel», comme l’a affirmé avec vigueur une spectatrice sexagénaire…
Stéphanie Ruffier
Samedi 12 mars à 15h : Un autre journal, création collective en photographie, et à 19h La Vie courante, installation vidéo orchestrée par la cinéaste Narimane Mari ,avec la complicité du musicien Cosmic Neman à la Friche La Belle de Mai.
Dimanche 13 mars au Théâtre de la Cité : Participez au monde, participez à l’art , rencontre animée par Estelle Zhong, en présence des artistes et participants aux créations.
Merci pour votre message.
Au plaisir de vous croiser prochainement à Marseille à l’occasion des spectacles d’Hubert Colas ou de la compagnie La Criatura, durant la 4e semaine d’avril.
Je vous remercie beaucoup pour ce très bel article et pour votre vision très juste du travail que nous avons fait. je suis très fier de ce travail, de cet « objet » théâtral singulier, et surtout de l’engagement des acteurs dans ce projet. Au plaisir de vous rencontrer et d’échanger avec vous. L. de Richemond