Par delà les marronniers, revu(e), texte et mise en scène de Jean-Michel Ribes
Jean-Michel Ribes a vingt-cinq ans, quand il découvre en 68 quelques livres de ces formidables poètes, dadaïstes avant la lettre, que furent Arthur Cravan, Jacques Vaché et Jacques Rigaut, nés à la fin du XIXème siècle qui eurent une courte vie mais bien remplie. Rebelles aux idées reçues, iconoclastes, ils ont eu un parcours personnel qui tient aussi d’une œuvre poétique et finirent tous les trois tragiquement.
Arthur Cravan, de son vrai nom Fabian Lloyd, taille: deux mètres, poids : 105 ks, poète non conformiste et boxeur était né à Lausanne en 1887 que l’on connaît mal et plus souvent de nom, neveu d’Oscar Wilde. »Non content durant la guerre d’avoir réussi à être le déserteur de plusieurs pays, dit André Breton, (qu’il a influencé), il s’efforcera encore d’attirer sur sa personne l’attention et les désapprobations les plus tumultueuses ». De 1909 à 1914, il vit à Paris, devient champion de France des mi-lourds en 1910 et crée la revue Maintenant qu’Il rédige entièrement et dont il vend les cinq numéros parus dans la rue.
Il se proclame poète mais avec une rare insolence : « Je voudrais être à Vienne et à Calcutta, Prendre tous les trains et tous les navires, Forniquer toutes les femmes et baffer tous les plats, Mondain, chimiste, putain, ivrogne, musicien, Ouvrier, peintre, acrobate, acteur… : Je suis toutes les choses, tous les hommes et tous les animaux ! », « moi à qui il suffit d’un air de violon pour me donner la rage de vivre; moi qui pourrais me tuer de plaisir; mourir d’amour pour toutes les femmes; qui pleure toutes les villes, je suis ici, parce que la vie n’a pas de solution ».
Provocateur, Arthur Cravan, préfigure dada et insulte les écrivains, dont André Gide qu’il ne supporte pas, l’art, les artistes officiels, et ceux du Salon des Indépendants. Il tire des coups de revolver avant ses conférences. Déserteur en 1916, il s’enfuit à Barcelone puis aux Etats-Unis où il écrit Notes que révèlera André Breton-et enfin au Mexique où il vit une passion avec Mina Loy, peintre et écrivain. Il disparaît seul sur une barque en mer en 1918. Il avait trente et un ans…
Jacques Vaché, lui aussi eut une courte vie; né en 1985, combattant blessé à trente ans, il écrivit quelques textes, se mit au dessin pendant sa convalescence mais influencera les surréalistes. Il écrit aussi depuis le front des Lettres de guerre, en particulier à André Breton, lui aussi combattant, interne en neurologie : « Sans lui, dit Breton, j’aurais peut-être été un poète ; il a déjoué en moi ce complot de forces obscures qui mène à se croire quelque chose d’aussi absurde qu’une vocation. »
Intransigeant, Jacques Vaché proclame sans détours : «L’art est une sottise – Presque rien n’est une sottise – l’art doit être une chose drôle et un peu assommante – c’est tout […] D’ailleurs – l’Art n’existe pas, sans doute – Il est donc inutile d’en chanter – pourtant : on fait de l’art – parce que c’est comme cela et non autrement – Well – que voulez-vous y faire ? » Il meurt avec un ami dans un hôtel de Nantes d’une surdose d’opium. Il avait trente-quatre ans.
Jacques Rigaut né en 1895, lui, mènera sa vie comme en accéléré. En 1916, devançant l’appel, il s’engage dans l’armée, puis de retour à Paris, il fréquente les milieux littéraires, devient l’ami de Drieu la Rochelle qui fera de lui le héros de son roman Le Feu Follet, devient le secrétaire du peintre Jacques-Emile Blanche et publie Propos amorphes.
Il rencontre aussi les dadaïstes qu’il fascinera, puis rejoindra Tristan Tzara. Sans argent, il consomme cocaïne et opium, épouse en 1926 Gladys Barber, une jeune et riche Américaine qui le quittera à cause de sa toxicomanie. Il vit ensuite misérablement à New York puis rentre à Paris en 1928. Il considérait le suicide comme «l’un des Beaux-Arts, forme suprême de mépris à l’égard de la vie», et se tuera logiquement d’un coup de revolver un an plus tard. En poète averti, il avait prévenu : «Essayez, si vous le pouvez, d’arrêter un homme qui voyage avec son suicide à la boutonnière. » Mort comme Jacques Vaché à trente-quatre ans !
Dans la série télévisée américaine Esprits criminels, dont tous les épisodes commencent et se terminent par une citation, l’épisode 4 de la saison 1, Les Yeux Dans Les Yeux commence par cette belle citation du poète : « N’oubliez pas que je ne peux pas voir qui je suis, et que mon rôle se limite à être celui qui regarde dans le miroir ».
Mais bizarrement, il semble que ces trois poètes météores du même âge, aux positions artistiques si proches , et au même destin tragique, ne se soient pas connus. On comprend aussi la joie qu’a eu, à les découvrir, le tout jeune metteur en scène Jean-Michel Ribes : «Je les ai rencontrés dans la fraîcheur de mai 68, au fond d’une librairie, attiré par le titre de deux petits ouvrages Lettres de guerre de Jacques Vaché et J’étais cigare d’Arthur Cravan.» Il fera, « en pénétrant par effraction dans leur œuvre», une première ébauche d’un spectacle au festival du Marais en 1972.
Jean-Michel Ribes a repris ce spectacle sous la forme d’une revue de music-hall 1920. En cinq tableaux, La Guerre, L’Amour, L’Art, L’Ennui et La Mort, et, avec trois solides comédiens comme Michel Fau (Arthur Cravan), Maxime d’Aboville (Jacques Vaché) et Hervé Lassince (Jacques Rigaut), et cinq girls, Sophie Lenoir, Alexie Ribes, Stéphane Roger et Aurore Ugolin qui jouent aussi de nombreux personnages.
Résultat mitigé : le spectacle soigné, démarre plutôt bien; Michel Fau, est, comme toujours, vraiment remarquable et impose avec ses camarades, tous les trois en habit blanc, les aphorismes et les phrases provocatrices des célèbres poètes. Sous les belles lumières de Laurent Béal et avec la musique de Reinhardt Wagner, on peut se laisser embarquer par cette évocation réalisée à coup d’extraits de textes soigneusement tricotées et mis en scène par Jean-Michel Ribes.
Mais cela ne dure pas très longtemps, et la scénographie vraiment très laide, avec des praticables et escaliers qui encombrent le plateau, dessert le spectacle. Et, dans cet espace limité, les pauvres girls ont bien du mal à s’imposer… Le spectacle, qui ne dure pourtant que quatre-vingt dix minutes, traîne en longueur; les poèmes et textes semblent alors perdre leur charge explosive, surtout avec des micros HF!…. Alors que cela aurait pu être un festival d’insolence mais sous une autre forme, sans doute plus simple et moins conventionnelle que cette revue qui correspond mal à l’âme de ces poètes disparus il y a presque un siècle déjà.
En fait, cette célébration, avec un spectacle participant du music-hall, soigné mais conventionnel et un peu guindé comme les hommages à…) était sans doute une fausse bonne idée et une mission impossible. Dommage…
Philippe du Vignal
Théâtre du Rond-Point, Paris jusqu’au 24 avril. T: 01 44 95 98 21.