Les Enivrés

Les Enivrés d’Ivan Viripaev, traduction de Tania Moguiliskaïa et Gilles Morel, mise en scène de Philippe  Clément

enivris01Politiquement incorrecte, cette pièce devrait faire frémir les ligues antialcooliques : elle met en scène quatorze  personnages, saouls,  qui ont bu sans modération pour arroser qui, un enterrement de vie de garçon, qui, des retrouvailles entre vieux amis, qui, un vernissage. Sans être ivres morts, ils ont atteint un état où l’équilibre est difficile à trouver et où la parole se fait répétitive.
Ce qui offre aux comédiens la possibilité d’un superbe travail de composition.
Ivan Viripaev montre ici, sauf une jeune prostituée, des bourgeois plus ou moins aisés et d’âge différent qui, à ce degré d’ébriété, n’ont plus d’inhibition, dépassent les limites de la bienséance, sincères avec les autres et avec eux-même ! L’occasion d’exprimer leur solitude, leur angoisse de la mort et leur besoin d’amour ou de Dieu… Sans préciser que ses personnages sont russes, l’auteur sous-entend l’importance de la religion aujourd’hui dans son pays. Ils évoquent, avec familiarité et sans respect, un dieu, transcendant ou plus personnel. «Hé, Mark ?…Tu serais pas Jésus-Christ ? « demande Rosa à son compagnon. « Oui », lui répond-il.
L’action ménage sur une seule nuit, des chassés-croisés entre personnages de divers milieux. Ce qui crée des situations inattendues à fort potentiel satirique. L’auteur brosse avec malice le portrait d’une société pourrie, en manque de spiritualité.  Les pochtrons raisonnent plutôt par l’absurde!
Philippe Clément  qui est aussi un des acteurs, a su mettre en évidence les ressorts de cette comédie dont certains épisodes loufoques déclenchent les rires. Il a choisi de laisser le plateau nu, avec seulement quelques praticables, et de projeter sur grand écran certaines scènes comportant décors et accessoires. Ces images en noir et blanc évoquent des films réalistes de l’époque soviétique ! Neuf comédiens se partagent les rôles sans sur-jouer. Ils trébuchent, chaloupent puis tombent, tels des  danseurs.
Mais la mise en scène manque parfois de finesse! Pourquoi certains personnages ont-ils un accent germanique? Pourquoi en a-t-il fait des êtres grotesques?  Alors qu’ils assurent le passage entre l’humain et le divin, le terre-à-terre et le spirituel !

Elyane Gérôme

Théâtre de l’Iris, 331 rue de Préssensé, Villeurbanne jusqu’au 26 mars, relâche le 24. Théâtre des Pénitents, Montbrison (42) en novembre prochain.
Le texte est publié aux éditions Les Solitaires Intempestifs.

 


Archive pour 21 mars, 2016

Par delà les marronniers

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Par delà les marronniers
, revu(e), texte et mise en scène de Jean-Michel Ribes

Jean-Michel Ribes a vingt-cinq ans, quand il  découvre en 68 quelques  livres de ces formidables poètes, dadaïstes avant la lettre, que furent Arthur Cravan, Jacques Vaché et Jacques Rigaut, nés à la fin du XIXème siècle qui eurent une courte vie mais bien remplie.  Rebelles aux idées reçues, iconoclastes, ils ont eu un parcours personnel  qui tient aussi d’une œuvre poétique et finirent tous les trois tragiquement.
Arthur Cravan, de son vrai nom Fabian Lloyd, taille: deux mètres, poids : 105 ks, poète non conformiste et boxeur était né à Lausanne en 1887 que l’on connaît mal et plus souvent de nom, neveu d’Oscar Wilde. »Non content durant la guerre d’avoir réussi à être le déserteur de plusieurs pays, dit André Breton, (qu’il a influencé), il s’efforcera encore d’attirer sur sa personne l’attention et les désapprobations les plus tumultueuses ». De 1909 à 1914, il  vit à Paris, devient champion de France des mi-lourds en 1910 et crée la revue Maintenant qu’Il rédige entièrement et dont il vend les cinq numéros parus dans la rue.
Il se proclame poète mais avec une rare insolence : « Je voudrais être à Vienne et à Calcutta, Prendre tous les trains et tous les navires, Forniquer toutes les femmes et baffer tous les plats, Mondain, chimiste, putain, ivrogne, musicien, Ouvrier, peintre, acrobate, acteur… : Je suis toutes les choses, tous les hommes et tous les animaux ! », « moi à qui il suffit d’un air de violon pour me donner la rage de vivre; moi qui pourrais me tuer de plaisir; mourir d’amour pour toutes les femmes; qui pleure toutes les villes, je suis ici, parce que la vie n’a pas de solution ».
 Provocateur, Arthur Cravan, préfigure dada et insulte les écrivains, dont André Gide qu’il ne supporte pas, l’art,  les artistes officiels, et ceux du Salon des Indépendants. Il tire des coups de revolver avant ses conférences. Déserteur en 1916, il s’enfuit à Barcelone puis aux Etats-Unis où il écrit Notes que révèlera André Breton-et enfin au Mexique où il vit une passion avec Mina Loy, peintre et écrivain. Il disparaît seul sur une barque en mer en 1918. Il avait trente et un ans…

 Jacques Vaché, lui aussi eut une courte vie; né en 1985, combattant blessé à trente ans, il écrivit quelques textes,  se mit au dessin pendant sa convalescence mais influencera les surréalistes. Il écrit aussi depuis le front des Lettres de guerre, en particulier à André Breton, lui aussi combattant, interne en neurologie : « Sans lui, dit Breton, j’aurais peut-être été un poète ; il a déjoué en moi ce complot de forces obscures qui mène à se croire quelque chose d’aussi absurde qu’une vocation. »
Intransigeant, Jacques Vaché proclame sans détours : «L’art est une sottise – Presque rien n’est une sottise – l’art doit être une chose drôle et un peu assommante – c’est tout […] D’ailleurs – l’Art n’existe pas, sans doute – Il est donc inutile d’en chanter – pourtant : on fait de l’art – parce que c’est comme cela et non autrement – Well – que voulez-vous y faire ? » Il meurt avec un ami dans un hôtel de Nantes d’une surdose d’opium. Il avait trente-quatre ans.
  Jacques Rigaut né en 1895, lui, mènera sa vie comme en accéléré. En 1916, devançant l’appel, il s’engage dans l’armée, puis de retour à Paris, il fréquente les milieux littéraires, devient l’ami de Drieu la Rochelle qui fera de lui le héros de son roman Le Feu Follet, devient le secrétaire du peintre Jacques-Emile Blanche et publie Propos amorphes.
Il rencontre aussi les dadaïstes qu’il fascinera, puis rejoindra Tristan Tzara. Sans argent, il consomme cocaïne et opium, épouse en 1926 Gladys Barber, une jeune et riche Américaine qui le quittera à cause de sa toxicomanie. Il vit ensuite misérablement à New York puis rentre à Paris en 1928. Il considérait le suicide comme «l’un des Beaux-Arts, forme suprême de mépris à l’égard de la vie», et se tuera logiquement d’un coup de revolver un an plus tard.  En poète averti, il avait prévenu  : «Essayez, si vous le pouvez, d’arrêter un homme qui voyage avec son suicide à la boutonnière. » Mort comme Jacques Vaché à trente-quatre ans !

 Dans la série télévisée américaine Esprits criminels, dont tous les épisodes commencent et se terminent par une citation, l’épisode 4 de la saison 1, Les Yeux Dans Les Yeux commence par cette belle citation du poète : « N’oubliez pas que je ne peux pas voir qui je suis, et que mon rôle se limite à être celui qui regarde dans le miroir ».
 Mais bizarrement, il semble que ces trois poètes météores du même âge,  aux positions  artistiques si proches  , et au même destin tragique, ne se soient pas connus. On comprend aussi la joie qu’a eu, à les découvrir, le tout jeune metteur en scène Jean-Michel Ribes : «Je les ai rencontrés dans la fraîcheur de mai 68, au fond d’une librairie, attiré par le titre de deux petits ouvrages Lettres de guerre de Jacques Vaché et J’étais cigare d’Arthur Cravan.» Il fera, « en pénétrant par effraction dans leur œuvre», une première ébauche d’un spectacle au festival du Marais en 1972.
  Jean-Michel Ribes a repris ce spectacle sous la forme d’une revue de music-hall 1920. En cinq tableaux, La Guerre, L’Amour, L’Art, L’Ennui et La Mort, et, avec trois solides comédiens comme Michel Fau (Arthur Cravan), Maxime d’Aboville (Jacques Vaché) et Hervé Lassince (Jacques Rigaut),  et cinq girls, Sophie Lenoir, Alexie Ribes, Stéphane Roger et Aurore Ugolin qui jouent aussi de nombreux personnages.
 Résultat mitigé : le spectacle soigné, démarre plutôt bien; Michel Fau, est, comme toujours, vraiment remarquable et impose avec ses camarades, tous les trois en habit blanc, les aphorismes et les phrases provocatrices des célèbres poètes. Sous les belles lumières de Laurent Béal et avec la musique de Reinhardt Wagner, on peut se laisser embarquer par cette évocation réalisée à coup d’extraits de textes soigneusement tricotées et mis en scène par Jean-Michel Ribes.
Mais cela ne dure pas très longtemps, et la scénographie vraiment très laide, avec des praticables et escaliers qui encombrent le plateau, dessert le spectacle. Et, dans cet espace limité, les pauvres girls ont bien du mal à s’imposer… Le spectacle, qui ne dure pourtant que quatre-vingt dix minutes, traîne en longueur; les poèmes et textes semblent alors perdre leur charge explosive, surtout avec des micros HF!…. Alors que cela aurait pu être un festival d’insolence mais sous une autre forme, sans doute plus simple et moins conventionnelle que cette revue qui correspond mal à l’âme de ces poètes disparus il y a presque un siècle déjà.
En fait, cette célébration, avec un spectacle participant du music-hall, soigné mais conventionnel et un peu guindé comme les hommages à…) était sans doute une fausse bonne idée et une mission impossible. Dommage…  

Philippe du Vignal

Théâtre du Rond-Point, Paris jusqu’au  24 avril. T: 01 44 95 98 21.

 

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