Livres
Zaïre de Voltaire, édition de Pierre Frantz
En transportant son lecteur en Palestine à l’époque des croisades, Voltaire écrit une des tragédies les plus touchantes du XVIIIème siècle, avec, comme thème, l’amour partagé d’Orosmane, le sultan tout-puissant, musulman qui règne sur le royaume de Jérusalem, pour Zaïre, une esclave chrétienne de son sérail. S’efface alors dans les vertus de l’amour, une passion réciproque à la force transgressive, dit Pierre Frantz, selon une sorte de dialectique du dépouillement. Zaïre, peu intéressée par le pouvoir et l’apparence, confie à son amie : « Mon cœur aime Orosmane, et non son diadème /Chère Fatime, en lui, je n’aime que lui-même. »
À travers Zaïre, dit aussi Pierre Frantz, Voltaire tend à faire contraster «les mœurs des Mahométans et celles des Chrétiens», selon les mots du dramaturge. Comme Galland ou Montesquieu, entre autres écrivains prestigieux, Voltaire est attiré par l’Orient: Perse, Turquie, Syrie et Palestine.
Zadig, Essai sur les mœurs et Mahomet témoignent de points de vue différents. La pièce s’oppose aux stéréotypes orientaux fréquents: le mot sérail suggère en effet des images de luxure mais ici, le sultan, fidèle et vertueux, refuse la polygamie, éloigne les eunuques, ouvre le sérail, et traite avec respect celle qu’il aime.
Voltaire fait de cet Orosmane, non un despote oriental invincible mais un « Turc généreux », victime de sa passion, mais surtout du fanatisme chrétien, et son audace, dit Pierre Frantz: avoir opposé à l’Orient, les croisés français, et avoir ouvert des voies de renouvellement des thèmes de la tragédie en «faisant paraître, pour la première fois, des Français sur la scène tragique. » (…) «Au-delà de l’histoire d’amour, le tragique est au creux de cette tension entre la poésie d’un monde révolu, d’un théâtre d’illusions fanatiques, porteuses de mort, et les espoirs d’une rationalité moderne, profondément humaine.»
On a souvent rapproché l’oriental Orosmane, d’Othello, le Maure de Venise tel que l’a imaginé William Shakespeare, source non revendiquée par Voltaire. Et Hamlet pourrait aussi l’avoir inspiré pour peindre Lusignan, le spectre du père de Zaïre, longtemps resté prisonnier qui revient d’entre les morts, voix déchirante et peut-être trompeuse, qui condamnera les jeunes héros à une mort tragique.
En fait, Voltaire met ici en scène des idées et images questionnant l’intrication du religieux: les lois de l’Église, et du pouvoir politique: les préjugés nobiliaires, avec un drame comme Zaïre qui oppose des sentiments universels comme l’amour, aux lois relatives de la société et à celles de la religion.
Il confronte dans cette pièce les mondes islamique et chrétien, en plaçant en face du pouvoir légal et de la religion, la simple humanité…
Véronique Hotte
La pièce est publiée aux éditions Gallimard, Folio Théâtre n°166. 6,50 €.
Kakolampoe, un théâtre école plurilingue dans les Guyanes de Pierre Chambert
Avec un peu de retard, dû au fait que nous nous l’étions fait « emprunter », nous rendons compte de ce beau livre qui suscite avec raison, les convoitises, et où Pierre Chambert, ancien inspecteur du théâtre au Ministère de la Culture, parle avec passion et clarté de ce territoire artistique français situé à Saint-Laurent-du-Maroni 100.000 habitants… à quelque 6.000 kms de la métropole.
Un des bâtiments, au Camp de la Transportation dans le bagne de Saint-Laurent-du-Maroni, lieu de souffrance et de désolation sous un climat des plus tropicaux, maintenant classé monument historique, a été attribué à Serge Abatucci et Ewlyne Guillaume, comédiens et metteurs en scène, directeurs de la compagnie Ks and Co et du Théâtre Ecole de Kololampe.
« Il y eut, dit Pierre Chambert, dès le début de l’installation d’Ewline et Serge, une conjonction des volontés des artistes, d’un homme politique et de l’administration, avec un fibre sensible. Les ingrédients de base des grands projets artistiques, tel Avignon bien sûr, et tant d’autres. »
Quelque treize ans plus tard, avec un contrat de scène conventionnée, existe maintenant un lieu théâtral comprenant deux salles de spectacles, et des locaux pour les bureaux et ateliers techniques. Avec un festival annuel, où «on mélange théâtre francophone, ouvertures européennes et travail sur le multilinguisme», et une école née il y a quatre ans, pour comédiens et techniciens de théâtre.
Avec, comme partenaires en métropole, l’Ensatt à Lyon et le Centre de formation professionnelle aux techniques du spectacle de Bagnolet qui peuvent apporter, au besoin, un soutien logistique.
Pierre Chambert, très au fait des questions de pédagogie, insiste sur le rôle important de ce lieu d’enseignement dans un contexte où il a fallu imaginer un type de théâtre fondé sur d’autres codes relationnels avec des élèves dont certains n’ont jamais fréquenté une école… Pari à la fois difficile mais passionnant et formidablement fécond dans un territoire où les notions de temps (climat tropical imposant d’autres normes de travail) et d’espace (département gigantesque). Et où il faut faire avec un multilinguisme évident: créolophones: 60%, francophones: 15%, et vingt-cinq groupes ethniques parlant chacun leur langue. Mais où on dispose de nombreux atouts artistiques , et notamment musicaux qui, on le sait sont très fédérateurs.
Dans ce cas, que l’on soit metteur en scène et/ou enseignant, mieux vaut donc avoir comme dit Pierre Chambert, une posture modeste… et patienter, observer, apporter ses outils mais prendre le temps, si l’on veut réussir un échange fructueux. Ont ainsi été créés avec savoir-faire et détermination des spectacles comme entre autres L’Os de Mor Lam de Birago Diop, Les Bonnes de Jean genet, mais aussi Le Songe d’une nuit d’été, ou une adaptation de L’Iliade en 2012. Et dont certains ont été joués aux Antilles, au festival d’Avignon, etc.
Impossible de tout détailler de ce livre riche et assez touffu (parfois même un peu trop) mais qui donne une très bonne idée de cette exceptionnelle aventure théâtrale. Pierre Chambert a consacré le dernier chapitre aux possibilités professionnelles des élèves de l’école Kokolampoe dont la première promotion est sortie l’an passé. Certains ont déjà joué dans des spectacles et les élèves techniciens ont aussi été en immersion professionnelle, ou préfiguration d’emploi. La compagnie de Serge et Ewlyne ne pouvant évidemment accueillir tout le monde mais visiblement très attentive au devenir, comme aux résultats de cette expérience, et tout à fait spécifique au département de la Guyane.
Mais, comme le dit avec lucidité, Jacques Martial, bien connu en métropole, et qui intervient souvent à l’Ecole : «Ce qui se passe là, est tout à fait exemplaire, en termes artistiques, humain, projet. J’espère que le Ministère de la Culture en sera extrêmement fier. Comment, à partir d’un projet de théâtre, artistique, ouvrir soudain sur la question de l’éducation, du vivre ensemble, de la culture, de la rencontre de l’autre. »
C’est finalement tout ce que raconte ce beau livre doté de magnifiques photos et qui nous apprend beaucoup.
Philippe du Vignal
Le livre est paru aux éditions L’Entretemps distribution Interforum. 20 €
La Princesse de Montpensier de Madame de Lafayette
Avec l’Histoire moderne en toile de fond, la nouvelle historique innove; ainsi, les Nouvelles françaises (1656) de Segrais, » »sont marquées par les péripéties dans un cadre mondain», selon Marjolaine Forest.
La Princesse de Montpensier s’inscrit dans ce genre en 1662, marquant des débuts prometteurs pour ce genre de récit qui allie subtilement Histoire et romanesque. Ecrit un siècle après la nuit de la Saint-Barthélemy (1572), ce roman dresse un parallèle troublant entre guerres de religion et tourments de l’amour.
La Princesse de Montpensier prépare le chef-d’œuvre à venir que sera La Princesse de Clèves, que nous pouvons voir actuellement dans la mise en scène de Magali Montoya. Le mouvement littéraire et artistique du classicisme qui débute vers 1660 et s’achève quelque trente ans plus tard, à l’apogée du règne de Louis XIV, s’appuie sur une capacité de penser et d’observer le monde, mais aussi l’autre et soi.
On conçoit alors l’œuvre d’art dans sa permanence, avec un souci de vérité de la nature humaine et avec la nécessité de règles pour exprimer la beauté du monde et la question de la place de l’être dans ce monde. Ce qui attribue une mission éthique à l’art, avec le rêve d’une excellence liée à une exigence morale.
La Princesse de Montpensier a pour cadre la Cour de Charles IX, et se déroule entre le mariage de la princesse (1568, et le massacre de la Saint-Barthélemy (1572), au moment d’une Renaissance finissante et d’un maniérisme baroque qu’illustre à merveille le Portrait de Brigida Spinola Doria (1606) de Pierre-Paul Rubens. Splendide tableau de la marquise italienne à l’extraordinaire beauté qui frappa les esprits et les regards. Comme l’apparition à la cour en 1570, de la Princesse de Montpensier dans ce roman. Agnès Verlet précise : « Au-delà de sa beauté et des apparences, l’écrivain met au jour les sentiments contradictoires et contrariés de cette belle personne en la montrant aux prises avec les passions amoureuses, les intrigues de cour et les violences des guerres. »
Madame de La Fayette brosse une fresque où apparaissent de violents conflits entre catholiques et protestants, avec en surimpression, les histoires de cœur de mademoiselle Mézière, alors amoureuse du duc de Guise, devenue princesse de Montpensier après un mariage de raison.
Passion restée intacte trois ans plus tard quand les anciens amants se rencontrent par hasard… La princesse est déchirée entre l’amour absolu qu’elle porte au duc, et la fidélité morale à son époux. Avec une écriture vivante et très moderne, Madame de La Fayette explore ici, à merveille et bien au-delà de son époque, les âmes et les cœurs.
Véronique Hotte
Le texte est publié aux éditions Gallimard, avec un dossier de Marjolaine Forest, lecture d’image par Agnès Verlet, Folio plus Classiques n°276. 3,50 € .
La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette, spectacle créé dans la mise en scène de Magali Montoya, au Théâtre National de Bretagne à Rennes, en février, est repris à L’Échangeur de Bagnolet jusqu’au 26 mars. . T : 01 43 62 71 20. (voir prochainement l’article de Christine Friedel dans (Le Théâtre du Blog).