Le Prince travesti, de Marivaux
Le Prince travesti, de Marivaux, mise en scène Daniel Mesguich
Voici une comédie, ou tragicomédie, ou fantaisie shakespearienne, écrite par un auteur très français, jouée par les comédiens italiens de Paris, et qui se passe à Barcelone. Tout cela neuf ans seulement après la mort de Louis XIV : Le Roi est mort, vive la liberté des formes, sinon des représentations (l’opéra et le Théâtre Français exerçaient un strict monopole) !
Donc, nous avons en présence : une princesse régnante, jeune et belle, sa suivante, veuve tout aussi jeune et belle, à la fois désabusée du mariage et amoureuse en rêve d’un mystérieux inconnu qui l’a sauvée des brigands ; ce seigneur (incognito) pourrait bien être l’objet aimé des deux belles. Ses « rivaux » : un ambitieux avide et cruel, un ambassadeur qui pourrait bien être roi… Le valet et la servante sont là pour rappeler que la vraie vie est aussi un question de plaisirs bien terrestres et d’argent en suffisance. Le Prince Travesti fait écho à certains éléments de sa pièce précédente, qui est un chef d’œuvre, La Double inconstance, mais le ton est différent. Marivaux renoue ici avec l’esprit des comédies de Corneille et même avec Le Cid. Le personnage de la Princesse, plus central que dans la pièce de Corneille, a une certaine ressemblance avec son ancêtre : elle penchera du côté de la politique et de l’honneur, au détriment de son inclination. Malgré la tentation, elle ne confond pas amour et politique, comme le fera la Léonide du Triomphe de l’amour. Hortense, la jeune veuve, rivalise avec celui qu’elle aime de générosité et d’honneur : le croyant pauvre, elle se déchire le cœur pour le donner à la princesse qui fera sa fortune… Et pendant ce temps, l’ambitieux Frédéric au faux air de Malvolio (voir La Nuit des Rois, de Shakespeare) organise ses petites délations et trahisons et ses grands mensonges, pour finalement tout perdre, face à un assaut général de noblesse et de générosité.
Il y a quelques années, le très jeune Daniel Mesguich avait ébloui la critique avec une Prince Travesti démultiplié, insolent, d’une incroyable vitalité. Il cassait les personnages, il cassait le fil (embrouillé) de l’intrigue pour mieux en montrer les ressorts, théâtraux et humains. Aujourd’hui, il ne résiste pas davantage à la tentation des miroirs déformants, des masques et dominos, dans le colin-maillard inquiétant d’un carnaval à huis clos. Mais il nous laisse dérouler notre fil, bien tendu, et nous attacher aux personnages, avec leur surprenante face cachée. Si, dès le début, un Arlequin claironnant (Alexandre Levasseur) et un Frédéric au vinaigre (William Mesguich) ne donnaient le contrepoint humoristique, on serait en plein «drame gothique». En vérité, on en arrive à craindre pour le personnage d’Hortense (Sterenn Guirriec), face à la puissante princesse (Sarah Mesguich).
Daniel Mesguich a choisi un style de jeu appuyé, mais au bon endroit, excessif comme le veut cette fantaisie hispanisante. Dans un grand cadre doré, il enferme ce théâtre du monde en rouge et noir, aigu, cohérent, et qui finit par se réduire aux dimensions d’un castelet… Il éclaire violemment ce jeu mélancolique de coups de projecteurs croisés comme des épées : ça marche. Hors des modes, il nous donne un spectacle bien joué, drôle souvent, inquiétant parfois, qui vaut le voyage.
Christine Friedel
Théâtre de l’Epée de bois, Cartoucherie de Vincennes jusqu’au 10 avril. T: 01 48 08 39 74