Holderlin à la folie
Hölderlin à la folie mise en scène de Jacques Albert-Canque
C’est la troisième fois que le Groupe 33 dirigé par Jacques Albert-Canque crée un spectacle sur Hölderlin. Ces créations furent ensuite reprises à Munich, Tübingen, Francfort, etc. Cela se passe dans la bibliothèque du Goethe Institut de Bordeaux où sont conservés poèmes et lettres de Friedrich Hölderlin qui y habita une longue année, précepteur de la fille du consul d’Allemagne. Il avait traversé la France par les monts d’Auvergne! depuis Iéna sa ville natale où, comme lui, vécurent notamment Goethe et Schiller.
Avec Friedrich Hölderlin, son vieux compagnon de route et de vie, Jacques Albert-Canque réitère ici et avec bonheur l’aventure qu’il avait tentée et réussie avec un spectacle sur Büchner, il y a trois ans dans cette même salle du Goethe Institut (voir Le Théâtre du Blog)
Le grand poète allemand (1770-1843) eut une vie d’abord marquée par la mort de son père, puis de son beau-père, quand il avait deux puis sept ans, et celle de plusieurs de ses petites sœurs et d’un demi-frère. Il fut ensuite hébergé chez Zimmer, un menuisier, et connut une descente mentale aux enfers pendant trente ans avant de s’éteindre doucement… Descente mentale due aussi sans doute aux relations compliquées avec sa mère qui, dit Jacques Albert-Canque, n’alla même jamais le voir chez Zimmer…
Dans un dispositif comparable à celui qui fut utilisé pour la célébration de Büchner: a une grande table blanche où sont projetées en permanence des lumières vidéo non figuratives, autour de laquelle sont assis six jeunes garçons et filles: Lucas David, Thomas Buffet, Pauline Rousseau, Anastassia Molina, Auguste Poulon, Caroline Ducros, et plus âgés, un acteur allemand Jürgen Genuit qui dira dans la langue d’ Hölderlin quelques extraits de de ses poèmes, et Colette Sardet. ( Le public, une trentaine de personnes étant disposé autour).
Dirigés avec précision et sensibilité par le metteur en scène, il disent avec une grande vigilance et sans aucune emphase, des poèmes du grand écrivain. D’abord le très beau Andenken (Le Vent du Nord-Est), enregistré en voix off et en allemand : «Il vente du Nord-Est/ Le plus cher qui d’entre les vents me soit, car il prédit fougue, enthousiasme, et bon voyage aux mariniers. Mais pars maintenant, et salue la belle Garonne et les jardins de Bourdeaux…
Puis des extraits d’une lettre de Friedrich Hölderlin quand il arrive à Bordeaux en janvier 1802 et des textes de Waiblinger, Bettina von Arnim, et une lettre de Schelling à Hegel: “Depuis un voyage en France qu’il a entrepris sur les recommandations du professeur Ströhlin avec des idées complètement fausses de ce qu’il aura à faire durant un emploi sur place et dont il est aussitôt revenu, car apparemment on lui a présenté des exigences qu’il était incapable de remplir – en partie par incompétence, en partie dû à son hypersensibilité – depuis ce voyage fatal il est complètement détraqué d’esprit, même étant encore capable jusqu’à un certain point de réaliser certains travaux telle que la traduction du grec, mais par ailleurs dans une complète absence d’esprit. Cette observation a été très bouleversante pour moi : il néglige son apparence extérieure jusqu’à l’écœurement et il a adopté, étant donné que ses paroles n’ont rien de déplacé. »
Mais aussi un beau texte de Jean Laplanche, médecin, psychanalyste, élève puis ami de Jacques Lacan, et auteur avec Jean-Bertrand Pontalis du fameux Dictionnaire de psychanalyse (1967). Vigneron bourguignon du château de Pommard le matin, et écrivain l’après-midi, décédé il y a quatre ans et que l’on avait vu en 2000 dans Les Glaneurs et la glaneuse d’Agnès Varda puis dans Les Glaneurs et la glaneuse …deux ans après : « Pauvreté, , plus exactement, impression de solitude, tel est le prix dont Hölderlin, délibérément, accepte de payer ce qu’il appelle plus que jamais de ses souhaits, son indépendance : «Je suis donc retourné en toute paix à Iéna pour vivre dans une indépendance dont je ne jouis maintenant que pour la première fois de ma vie ; j’espère qu’elle ne sera pas stérile » (lettre à Hegel). Ainsi le problème est toujours le même que celui qui se posait déjà à Iéna : la transition entre l’adolescence et l’âge mûr, le passage de l’homme à l’autonomie, au règne de la vérité et de la liberté.
Suivra un extrait d’un texte de Pierre Bertaux sur la maladie de Friedrich Hölderlin : “La théorie psychiatrique du double lien jette une nouvelle lumière sur la relation entre Friedrich et sa mère. Selon cette théorie, ce que l’on nomme schizophrénie résulterait d’une relation perturbée entre deux ou plusieurs personnes, l’une d’elles étant désignée comme la victime. Celle qui inflige généralement la relation de double lien, c’est la mère, et son enfant est la victime. Les messages qu’elle lui destine sont ambigus et contradictoires : d’une part elle l’assure de son affection, de sa tendresse ; de l’autre elle le menace de punition » si tu fais ceci, si tu ne fais pas cela, je te punira ». Ou bien elle le punit effectivement.
Devant cette contradiction, l’enfant ne sait plus que penser et fabrique un comportement particulier, celui de la schizophrénie. Selon Gregory Bateson, (anti-psychiatre fondateur de l’Ecole de Palo Alto vers 1970) il y a un rapprochement à faire entre les symptômes de la schizophrénie et des syndromes «dont la plupart ne sont pas considérés comme pathologiques comme «l’humour, l’art, la poésie ».
Et aussi et encore un texte du philosophe Guy Karl: “Fou Hölderlin? je demande à voir. Malade, agité, caractériel, hyper-réactif, mélancolique et maniaque, j’y consens. Mais fou? C’est autre chose. En tout cas il n’est nullement dément, là- dessus, le menuisier qui l’a hébergé plus de trente ans est formel, qui l’appelait affectueusement « notre Hölderle », ou « notre cher fritz ». C’était le poète de la maison, leur bien-aimé poète et camarade.
Tout un parcours de vie est ici présenté . Lotte, la fille de Zimmer, quand le maître de maison sera décédé, reprendra les soins avec une attentions touchante et filiale (…)Sa souffrance, son abominable souffrance, il la dissimule derrière ce grimacement pénible, comme pour dire « Mais enfin, laissez moi donc tranquille! J’ai quitté le monde, qui m’a brisé comme un roseau, j’ai tout quitté pour cet asile de sérénité relative et jusques ici, vous venez me persécuter de votre insane curiosité! »
Jacques Albert-Canque avait prévenu: “Vous verrez, c’est d’une esthétique protestante”. Effectivement, le spectacle/performance est d’une simplicité et d’une rigueur absolue (dramaturgie, diction, lumière, musique (de Jean-Michel Rivet), et pourtant quel bonheur théâtral, à la fois juste et efficace même dans des conditions rustiques! En quelque soixante minutes, (à l’heure des spectacles-fleuves, cela fait du bien!), Jacques Albert-Canque a monté cet Hölderlin à la folie avec une grande acuité, et on sort de là, avide de connaître davantage ce grand poète dont l’univers a souvent fasciné les metteurs en scène (voir Le Théâtre du Blog), comme entre autres Klaus Michael Grüber, il y a déjà quarante ans, avec son mythique Empédocle…
Ce serait vraiment dommage que cette création jouée seulement quatre fois au Goethe Institut ne soit pas reprise ailleurs, y compris et surtout au Centre Dramatique National de Bordeaux…Il nous semblerait juste que Catherine Marnas puisse accueillir dans de bonnes conditions techniques cette « petite forme », comme disait Antoine Vitez, mais de grande qualité.
Philippe du Vignal
Cette performance/spectacle s’est jouée du 22 au 25 mars au Goethe Institut de Bordeaux