La Notte
La Notte d’après La Nuit juste avant les forêts de Bernard-Marie Koltès, conception et mise en scène de Pippo Delbono (dans le cadre du voyage dans le monde musical de Pippo Delbono, Adesso Voglio Musica e Basta (À présent, je ne veux que musique et basta)
L’homme-orchestre Pippo Delbono fait un constat de lassitude quant à la terminologie et aux objectifs savants que seraient ceux d’une «famille du théâtre» un peu rigide : travail de l’acteur, et travail aussi sur la fiction, fidélité au texte, etc. Tout cela vécu par lui comme des illusions.
En échange, la musique et ses interprètes, de Frank Zappa, du rock, aux musiques du monde et en passant par l’art lyrique, apportent au créateur et comédien, une harmonie profonde en accord avec sa vision du monde, sur une esthétique fondée sur le rythme et la musicalité, et non plus sur la seule interprétation des mots : «La musique tombe dans la musique, comme ma voix tombe dans les autres voix. Je ne veux que musique, et basta. »
Pippo Delbono séjourne à Syracuse d’où il observe de loin les bateaux de migrants qui déversent sur la plage des enfants au milieu d’autres semblables plus heureux, siciliens ou touristes, en plein été insouciant.
Là-bas,il reçoit en 2013 une lettre amicale de François Koltès, le frère de Bernard-Marie, dramaturge emblématique d’une écriture déjà post-moderne, à qui il avait demandé les droits de La Nuit juste avant les forêts pour tisser sa propre Notte à lui.
Que peut bien faire ce drôle d’étranger auquel on rappelle sans cesse qu’il n’est jamais tout à fait chez lui, quoi qu’il fasse? Où aller ? Le narrateur, Pippo Delbono, auteur par procuration et personnage, pose la question à l’inconnu qu’il désire aborder, senti instinctivement comme différent et autre.
On a envie, dit-il, «de se barrer d’ici (si on savait où aller), d’être dans une chambre, vieux, où je puisse parler, ici, je n’arrive pas à dire ce que je dois te dire, il faudrait être ailleurs, personne autour de soi, plus cette question d’argent et cette saloperie de pluie, … »
A l’usine, ou sans emploi ni domicile, migrant ou réfugié, on devient de plus en plus étranger à soi et au monde ; de moins en moins chez soi, poussé toujours vers l’avant, sans savoir où s’arrêter, avec le désert comme tout passé. C’est à l’ombre des arbres qu’il faudrait pouvoir s’expliquer : « Je vais d’une berge à l’autre, d’une passerelle à une autre, je remonte le canal et reviens à la rivière, je regarde les péniches, … je m’assieds au bord de l’eau ou je me penche au-dessus, moi, je ne peux parler que sur les ponts ou les berges, et je ne peux aimer que là. »
Installé dans les murs vieillis par le temps du Théâtre des Bouffes du Nord, somptueux, Pippo Delbono, est accompagné par les improvisations à la guitare électrique de Piero Corso, larmoyante ou stridente, mélancolique ou tonique.
Il marche sur le plateau, regarde son public dans les yeux, lui sourit, puis retourne s’asseoir, un commentaire plein d’humour deviné sur ses lèvres muettes ; il a à la main, les feuillets d’un texte en italien dont il se dessaisit au fil du spectacle.
On ne pèse pas bien lourd, quand on n’a rien dans les poches, et on pourrait s’envoler, et comme si le moindre souffle le faisait effectivement décoller, le comédien-diseur lève les bras avec humour et grâce, et fait mine de s’élever dans les hauteurs de la scène.
Le spectacle poétique de Pippo Delbono se clôt sur la lecture d’une lettre de Bernard-Marie Koltès, et sur la réponse affectueuse à sa mère qui s’offusquait de la vulgarité des allusions au sexe dans La Nuit juste avant les forêts. Son fils lui avait écrit : « … il y a parfois un degré de connaissance, de tendresse, d’amour, de compréhension, de solidarité etc., qui est atteint en une nuit, entre deux inconnus, supérieur à celui que parfois deux êtres en une vie ne peuvent atteindre ».
Ce mystère accède à l’au-delà de toute misère sociale ou morale, et dépasse la nécessité luxueuse des mots et du langage pour s’exprimer. Avec art, Pippo Delbono nous livre ses secrets comme ses révélations.
Véronique Hotte
Spectacle joué au Théâtre des Bouffes du Nord, Paris, les 1er et 2 avril.