Cioran/Entretien, d’après Entretien avec Léo Gillet
Cioran/Entretien, d’après Entretien avec Léo Gillet, adaptation et mise en scène d’Antoine Caubet
Dans un modeste restaurant de style rétro, un homme, attablé, sans doute le dernier client, va dialoguer une heure durant avec une jeune femme: journaliste, serveuse ou simple cliente, on ne sait. Elle compulse des livres, en cite des passages, à commencer par leurs titres: Sur les Cimes du désespoir, Précis de décomposition, La Chute dans le temps, Syllogisme de l’amertume, De l’inconvénient d’être né … « Il n’aime pas la vie ce monsieur , dit-elle »
L’homme lui répond qu’il les trouve en effet un peu trop voyants, que ces textes sont des règlements de compte. Ainsi commence le spectacle écrit à partir d’une interview de l’écrivain, menée par Léo Gillet, un intellectuel hollandais francophone, en 1981, à la Maison Descartes d’Amsterdam, devant un public attentif et rieur.
Ses interventions traduisent en effet une liberté d’esprit et un humour caustique, en particulier vis-à-vis de lui-même, et démentent sa réputation de solitaire désespéré, véhiculée par ses œuvres. Il répond avec une sincérité détachée : « C’est une sorte de cuisine que je vous révèle. »
La mise en scène sobre, ménage au fil de cet échange intelligent, des ruptures qui correspondent aux thèmes abordés par l’animateur : l’ennui, expérience même du néant qui mène à la plénitude par le vide, comme dans le bouddhisme: «C’est comme se guérir de tout »; l’insomnie :«une catastrophe qui vous met en dehors des vivants »; l’écriture, sa seule activité, et encore, par petits fragments, «chaos d’instantanés», «parce que je suis paresseux, admet-il .» Il conseille d’ailleurs de «ne jamais lire un livre d’aphorismes d’un bout à l’autre ».
Pour lui, l’histoire se déroule mais n’a d’autre sens que d’enchaîner les catastrophes : comme dans les pays de l’Est, toujours envahis, jamais maîtres de leur destin. Telle sa Transylvanie natale, tantôt hongroise, tantôt roumaine ou allemande… Un paradis d’innocence, peuplé de bergers et de paysans, d’où il fut arraché pour le lycée de Sibiu (voir Le Théâtre du Blog).
Quant au suicide, «c’est une pensée qui aide à vivre; elle vous permet de tout supporter». «Ne soyez pas désespéré, lance-t-il à l’assistance, vous pouvez vous tuer quand vous voulez. »
L’interprétation nuancée de Christian Jéhanin révèle l’homme derrière l’écrivain : un moraliste, nourri aux maximes de La Rochefoucauld, Chamfort et Joubert. Sincère et jovial, il semble ne rien cacher de sa vie, expérience où s’ancre sa pensée. Sauf son enthousiasme pour les thèses nazies, qu’il a exposé dans Eloge de la Barbarie, recueil d’articles écrits entre 1933 et 1941, et que Léo Gillet a eu le tact de ne pas évoquer. Emile Cioran explique cependant qu’il n’a jamais revu la Roumanie après la guerre, et qu’il a alors choisit d’écrire en français.
Pour lui, «la seule patrie c’est la langue». Il raconte, dans un très beau passage : « En France j’ai compris ce que signifient manger et écrire. En Roumanie on mange pour manger, et «on écrit pour dire quelque chose, sans conscience de l’acte d’écrire». Confession joyeuse, nourrie d’anecdotes intimes, à l’ombre de laquelle se profilent une noirceur fondamentale, l’obsession du suicide, et le drame de la solitude, qui donne un bel éclairage sur l’œuvre de celui qui nous quitta en 1995, emporté par la maladie d’Alzheimer, avant d’avoir pu mettre fin à ses jours.
Le parti pris de construire «une petite fiction en dehors du texte de l’interview» ne se justifie pas vraiment. En entretenant le doute sur la fonction de l’interlocutrice d’Emile Cioran, et en en faisant un personnage théâtral, le metteur en scène complique et alourdit inutilement ce dialogue. Malgré cette réserve, on prend plaisir auvoyage dans une pensée en mouvement, vive et parfois paradoxale : «Je me suis toujours considéré comme irresponsable, disait Emile Cioran. Donc pour moi écrire, c’est dire ce que je veux. Quitte à me contredire, ça n’a aucune importance. »
Mireille Davidovici
Théâtre de l’Atalante, Paris, jusqu’au 18 avril.
Le texte est tiré d’Entretiens, Cioran Gallimard (1985).