L’avenir d’une crise/ Une décennie de transformation dans le spectacle vivant
L’Avenir d’une crise/Une Décennie de transformation dans le spectacle vivant par Martial Poirson et Emmanuel Wallon, article publié dans la Revue d’Histoire du Théâtre n° 267
«On a l’impression que beaucoup d’hommes et de femmes des métiers artistiques sont traités, comme s’ils étaient en trop dans la société», écrivait Jack Ralite dans une Lettre ouverte au président François Hollande le 13 février 2014 (à lire dans Le Théâtre du Blog) et que 157 personnalités des milieux culturels cosignèrent. Martial Poirson et Emmanuel Wallon, chercheurs en politique et socio-économie des arts, de la culture et de la création, dressent dans La Revue d’Histoire du Théâtre, un état des lieux des métiers théâtraux, sous un angle socio-économique mais aussi esthétique.
Créée en 1948, cette précieuse publication trimestrielle aborde de nombreuses thématiques et transmet l’histoire des arts du spectacle, du Moyen Âge à nos jours. Elle émane de la Société d’Histoire du Théâtre, créée en 1932 par un petit groupe de professeurs, érudits, collectionneurs et hommes de théâtre : Ferdinand Brunot, Léon Chancerel, Jacques Copeau, Max Fuchs, Félix Gaiffe, Madeleine Horn-Monval et Jacques-Gabriel Prod’homme.
Cette Société perdure vaille que vaille, grâce à sa directrice Rose-Marie Maudouès, et dispose aujourd’hui d’un spacieux centre de ressources, en face de la Bibliothèque Nationale Richelieu; ouvert au public, il donne accès à de nombreux livres, revues, catalogues… Depuis 2013, à côté de son édition papier, sa revue peut aussi être lue en ligne. En annexe, ce n°267: L’Injouable au Théâtre offre une tribune à Martial Poirson et Emmanuel Wallon qui citent donc Jack Ralite, ancien ministre communiste de la Santé sous Pierre Mauroy, qui ne dissociait pas dans sa Lettre ouverte, «le manque de moyens dans le domaine de la culture et le déficit de reconnaissance du travail humain».
Les chercheurs opposent ces idées humanistes, à la vision gestionnaire d’un François Hollande exprimée au festival d’Avignon 2012, et ils mettent l’accent sur le fait qu’il considère la création artistique comme levier de croissance, source de retombées économiques mais aussi de profits en termes de prestige et de «rayonnement».
Cette posture risque en effet d’aiguiser «les appétits d’un capitalisme soucieux d’arraisonner la culture à l’économie marchande en développant le luxe, le tourisme, les industries créatives ou de divertissement. Et à long terme, de faire perdre de vue la nécessité anthropologique d’une dépense improductive, tributaire du besoin d’imagination qui habite toute société humaine. »
De plus, faire valoir « la rentabilité de la culture » est, selon Martial Poirson et Emmanuel Wallon, un piège où les professionnels du spectacle peuvent tomber: il n’est pas certain en effet que cette prétendue rentabilité les immunise. En effet, évaluer la politique de soutien au spectacle, à l’aune de trois objectifs : élargissement des publics, diversité de la création artistique, développement de l’emploi local, et aide à l’attractivité des territoires, pervertit, à terme, l’idée même de liberté de création.
Enfin, les deux chercheurs montrent qu’ainsi «tiraillé entre ses désirs contrariés de liberté et les réalités d’une servitude volontaire, le milieu théâtral se retrouve à la croisée de logiques d’indépendance et d’aliénation. » À l’inquiétude légitime, dûe aux coûts en hausse et aux aides en berne, se joint une anxiété relative quant à la reconnaissance du talent et de l’expérience, mise à mal par les logiques comptables, mais aussi à cause d’une rhétorique empruntée à l’univers du management.
De plus, les médias surexposent les uns et frappent les autres d’invisibilité. Pour ne pas indisposer les chantres du paritarisme (qui sont aussi les principaux gestionnaires des caisses d’assurance-chômage!), les gouvernements successifs ajournent sans cesse, depuis le conflit de 2003, (voire depuis le rapport du metteur en scène Jean-Pierre Vincent en 1992!) la refonte du régime particulier des intermittents ! Au risque de s’exposer toujours plus aux exigences d’un MEDEF, auquel les paroles d’amour du Premier ministre envers les entreprises ont fait perdre ses derniers complexes.
Au-delà des exigences statutaires, il faut s’armer, disent Martial Poirson et Emmanuel Wallon, contre la rémanence des images sociales, dont celle de l’artiste «parasite». Les modes de production ont changé et leur mutualisation va souvent de pair avec les métissages artistiques. L’autorité du chef de troupe perdure dans maintes compagnies, malgré le refus de la hiérarchie dans les « collectifs », mais celle du metteur en scène est souvent contestée par les jeunes acteurs: d’abord dans les mises en scène où comédiens, danseurs ou circassiens apportent leurs propres idées, ensuite, pendant le spectacle, avec des adresses au public, voire une invite à investir le plateau, au nom de l’effacement du quatrième mur, ou d’un certain militantisme.
Pour se faire entendre des pouvoirs publics, convaincus que les artistes savent surtout se plaindre, il faudrait que ceux-ci mettent autant d’audace à avancer des solutions qu’à inventer des formes. En effet, rien n’est plus difficile à négocier pour les instances professionnelles (syndicats, etc.) que le passage d’une logique revendicatrice à une démarche de projet, car elles redoutent d’affaiblir leurs défenses dans un contexte d’économies… Cet article nous renvoie au cœur de nos questions sur les changements progressifs mais inévitables des métiers du spectacle, et sur leur avenir.
Mireille Davidovici
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