La Dernière Bande de Samuel Beckett


 

Dernière bande.

La dernière Bande de Samuel Beckett, mise en scène de Peter Stein

 

 

L’ancien directeur de la Schaubühne à Berlin  de 1979-1985, installé aujourd’hui en Italie, s’attaque pour la première fois à une pièce du grand écrivain irlandais, confiant ce monologue à Jacques Weber, avec lequel il avait créé avec bonheur Le Prix Martin d’Eugène Labiche, à l’Odéon, en 2013 (Voir Théâtre du Blog).

Tignasse blanche hirsute, affalé sur une table métallique, il attend que le public s’installe. Grimé en clown, faux nez, costume rembourré, il se redresse, se lève avec des gestes lents, incertains, s’active en tremblotant dans le rond de lumière qui cerne sa table, mange des bananes cachées dans ses tiroirs, puis recherche la boîte n°3, bobine 5 : « Ah ! petite fripouille ! ironise-t-il, se délectant des mots. (Il sort une bobine, l´examine de tout près.) Bobine cinq. (Il la pose sur la table, referme la boîte trois, la remet avec les autres, reprend la bobine.) Boîte trois, bobine cinq. (Il se penche sur l´appareil, lève la tête. Avec délectation.) Bobiiine ! »L’action, précise l’auteur, se déroule « Un soir tard, d’ici quelques temps ». Chaque année, à l’occasion de son anniversaire, Krapp s’enregistre ainsi sur un magnétophone et écoute d’anciennes bandes. Ce soir, il a soixante-neuf ans et cette bobine, avec laquelle il  va dialoguer, date de son trente-neuvième anniversaire.
En décembre 1957, Samuel Beckett entend la voix de l’acteur irlandais Patrick Magee sur la BBC. Quelques semaines plus tard, Krapp’s last Band est né. La création a lieu au Royal Court à Londres avec Patrick Magee dans le rôle de Krapp.
 En France, cette pièce de neuf pages a été créée pour la première fois (deux représentations!) en 1959, par Jean-Pierre Laruy avec Jacques Bouzerand  au Théâtre de la Contrescarpe . Puis Roger Blin s’en est emparée en 1960, au théâtre Récamier ; enfin, l’auteur l’avait mise en scène en 1970 au Théâtre Récamier, et elle fut reprise en 1975 au Théâtre d’Orsay.
En 1969, Samuel Beckett l’avait montée lui-même au Schiller Theater de Berlin, et y avait introduit des changements Cependant, comme ces modifications minimisaient le côté clownesque de Krapp, Peter Stein  décida, pendant les répétitions, de revenir aux didascalies initiales : «Ainsi, nous avons privilégié les pantomimes et réintroduit les séquences de mouvements comme elles sont indiquées dans la première version  constatant qu’elles donnaient à la pièce un cadre, une structure et un certain rythme. »
Jacques Weber entre avec modestie dans ce personnage usé par les ans mais doté d’un humour fondamental et de l’énergie du désespoir. Le clown fatigué du début, avec sa gestuelle bouffonne, ses gags à clefs, et ses bananes, gagne en intériorité à mesure qu’il se confronte à tous les âges de son «moi» intime : sur la bande, le Krapp de trente-neuf ans évoque aussi ses vingt-cinq ans, tandis que le vieil homme se revoit, enfant «en culottes courtes» où, à la veille de Noël, quand, dans un vallon il cueillait le houx, «celui à boules rouges».
Avec une nostalgie mêlée d’une sombre fureur et pour finir, il se repasse plusieurs fois l’épisode de la barque :  « Nos restions là, couchés, sans remuer. Mais, sous nous, tout remuait,  doucement, de haut en bas et d’un côté à l’autre (…) Ici je termine. (Krapp débranche l’appareil, ramène la bande en arrière, rebranche l’appareil.)

- le haut du lac, avec la barque, nagé près de la rive, puis poussé la barque au large et laissé aller à la dérive. Elle était couchée sur les planches du fond, les mains sous la tête,  et les yeux fermés. Soleil flamboyant, un brinde brise, l’eau clapoteuse comme je l’aime. - Passé minuit. Jamais entendu pareil silence. La terre pourrait être inhabitée. (Fin). » »
Au  début du monologue, on sent un être au bout du rouleau, un vieux clown poussiéreux qui tient à peine debout. Mais, au fil du spectacle, il s’anime et remplit le vide de tout son vécu, celui qu’on revisite au seuil de la mort dans un dernier sursaut: lui qui a tout raté (amour et grand œuvre) , lui pour qui le monde s’est dépeuplé, reste possédé par un humour féroce , contrepoint bouffon à ses regrets : «Ce petit crétin d’il y a trente ans, peut-être qu’il avait raison .»
Mise en scène et interprétation sobres, sans pathos, contribuent à faire entendre ce texte laconique, troué. À peupler les silences d’une densité existentielle. Jacques Weber, dirigé avec exigence, habite physiquement le rôle et reste dans la retenue dictée par fatigue intrinsèque du personnage, même et surtout dans les séquences burlesques.
Puis le moment venu, il sait faire surgir le comique, le dérisoire, jusqu’à l’extravagance cynique de Krapp. Peter Stein, fidèle à l’auteur, s’en est strictement tenu au script: « A travers ses indications, Beckett donne au metteur en scène de véritables commandes afin que les représentations de ses pièces correspondent exactement à ce qu’il voulait. (…) Il faut les suivre à la lettre, sinon on prend le risque de détruire la structure très fragile de ses pièces ».
Le résultat lui donne raison.

Mireille Davidovici

Théâtre de l’Œuvre jusqu’au 30 juin T. 01 44 53 88 88  theatredeloeuvre.fr
Le texte, traduit par Samuel Beckett et Michel Leyris, est publié aux Éditions de Minuit.

 


Archive pour 28 avril, 2016

La Dernière Bande de Samuel Beckett


 

Dernière bande.

La dernière Bande de Samuel Beckett, mise en scène de Peter Stein

 

 

L’ancien directeur de la Schaubühne à Berlin  de 1979-1985, installé aujourd’hui en Italie, s’attaque pour la première fois à une pièce du grand écrivain irlandais, confiant ce monologue à Jacques Weber, avec lequel il avait créé avec bonheur Le Prix Martin d’Eugène Labiche, à l’Odéon, en 2013 (Voir Théâtre du Blog).

Tignasse blanche hirsute, affalé sur une table métallique, il attend que le public s’installe. Grimé en clown, faux nez, costume rembourré, il se redresse, se lève avec des gestes lents, incertains, s’active en tremblotant dans le rond de lumière qui cerne sa table, mange des bananes cachées dans ses tiroirs, puis recherche la boîte n°3, bobine 5 : « Ah ! petite fripouille ! ironise-t-il, se délectant des mots. (Il sort une bobine, l´examine de tout près.) Bobine cinq. (Il la pose sur la table, referme la boîte trois, la remet avec les autres, reprend la bobine.) Boîte trois, bobine cinq. (Il se penche sur l´appareil, lève la tête. Avec délectation.) Bobiiine ! »L’action, précise l’auteur, se déroule « Un soir tard, d’ici quelques temps ». Chaque année, à l’occasion de son anniversaire, Krapp s’enregistre ainsi sur un magnétophone et écoute d’anciennes bandes. Ce soir, il a soixante-neuf ans et cette bobine, avec laquelle il  va dialoguer, date de son trente-neuvième anniversaire.
En décembre 1957, Samuel Beckett entend la voix de l’acteur irlandais Patrick Magee sur la BBC. Quelques semaines plus tard, Krapp’s last Band est né. La création a lieu au Royal Court à Londres avec Patrick Magee dans le rôle de Krapp.
 En France, cette pièce de neuf pages a été créée pour la première fois (deux représentations!) en 1959, par Jean-Pierre Laruy avec Jacques Bouzerand  au Théâtre de la Contrescarpe . Puis Roger Blin s’en est emparée en 1960, au théâtre Récamier ; enfin, l’auteur l’avait mise en scène en 1970 au Théâtre Récamier, et elle fut reprise en 1975 au Théâtre d’Orsay.
En 1969, Samuel Beckett l’avait montée lui-même au Schiller Theater de Berlin, et y avait introduit des changements Cependant, comme ces modifications minimisaient le côté clownesque de Krapp, Peter Stein  décida, pendant les répétitions, de revenir aux didascalies initiales : «Ainsi, nous avons privilégié les pantomimes et réintroduit les séquences de mouvements comme elles sont indiquées dans la première version  constatant qu’elles donnaient à la pièce un cadre, une structure et un certain rythme. »
Jacques Weber entre avec modestie dans ce personnage usé par les ans mais doté d’un humour fondamental et de l’énergie du désespoir. Le clown fatigué du début, avec sa gestuelle bouffonne, ses gags à clefs, et ses bananes, gagne en intériorité à mesure qu’il se confronte à tous les âges de son «moi» intime : sur la bande, le Krapp de trente-neuf ans évoque aussi ses vingt-cinq ans, tandis que le vieil homme se revoit, enfant «en culottes courtes» où, à la veille de Noël, quand, dans un vallon il cueillait le houx, «celui à boules rouges».
Avec une nostalgie mêlée d’une sombre fureur et pour finir, il se repasse plusieurs fois l’épisode de la barque :  « Nos restions là, couchés, sans remuer. Mais, sous nous, tout remuait,  doucement, de haut en bas et d’un côté à l’autre (…) Ici je termine. (Krapp débranche l’appareil, ramène la bande en arrière, rebranche l’appareil.)

- le haut du lac, avec la barque, nagé près de la rive, puis poussé la barque au large et laissé aller à la dérive. Elle était couchée sur les planches du fond, les mains sous la tête,  et les yeux fermés. Soleil flamboyant, un brinde brise, l’eau clapoteuse comme je l’aime. - Passé minuit. Jamais entendu pareil silence. La terre pourrait être inhabitée. (Fin). » »
Au  début du monologue, on sent un être au bout du rouleau, un vieux clown poussiéreux qui tient à peine debout. Mais, au fil du spectacle, il s’anime et remplit le vide de tout son vécu, celui qu’on revisite au seuil de la mort dans un dernier sursaut: lui qui a tout raté (amour et grand œuvre) , lui pour qui le monde s’est dépeuplé, reste possédé par un humour féroce , contrepoint bouffon à ses regrets : «Ce petit crétin d’il y a trente ans, peut-être qu’il avait raison .»
Mise en scène et interprétation sobres, sans pathos, contribuent à faire entendre ce texte laconique, troué. À peupler les silences d’une densité existentielle. Jacques Weber, dirigé avec exigence, habite physiquement le rôle et reste dans la retenue dictée par fatigue intrinsèque du personnage, même et surtout dans les séquences burlesques.
Puis le moment venu, il sait faire surgir le comique, le dérisoire, jusqu’à l’extravagance cynique de Krapp. Peter Stein, fidèle à l’auteur, s’en est strictement tenu au script: « A travers ses indications, Beckett donne au metteur en scène de véritables commandes afin que les représentations de ses pièces correspondent exactement à ce qu’il voulait. (…) Il faut les suivre à la lettre, sinon on prend le risque de détruire la structure très fragile de ses pièces ».
Le résultat lui donne raison.

Mireille Davidovici

Théâtre de l’Œuvre jusqu’au 30 juin T. 01 44 53 88 88  theatredeloeuvre.fr
Le texte, traduit par Samuel Beckett et Michel Leyris, est publié aux Éditions de Minuit.

 

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