Verso Medea
Verso Medea, spectacle-concert d’après Euripide, texte et mise en scène d’Emma Dante
«Mon théâtre concerne la barbarie du monde », commente Emma Dante, comédienne, auteure et metteuse en scène de Palerme. Dans ce spectacle musical créé en 2003 au Teatro Mercadante de Naples, des comédiens sorte de chœur antique populaire qui diffuse le rude esprit des terres marines, jouent les femmes de Corinthe.
La maudite, la magicienne Médée (Elena Borgogni), le ventre gros d’un enfant, est portée par une rage maléfique. Image qui rappelle Le Sorelle Macaluso d’Emma Dante, au festival d’Avignon 2014. Dans un élan généreux, et avec une même volonté de résistance et de colère au machisme paternel et fraternel, une brochette de sœurs, un rien chiffonnières, répondent, comme en écho esthétique et moral, à cette galerie d’hommes jouant les vieilles femmes.
On est en pleine Sicile traditionnelle du vingtième siècle, attachée à ses traditions et où règnent matriarcat, Eglise et… misère. Chez Emma Dante, on condamne le pouvoir abusif des hommes sur les femmes, mais on s’amuse aussi, et on fait preuve d’une santé vigoureuse. Les femmes portent une robe noire dont elles relèvent le bas, et exercent l’art de médire des autres et d’injurier tous les hommes de la Terre, dont Jason.
La guerre des sexes bat son plein dans l’humeur vive d’être au monde. Médée pratique une magie néfaste et des actes barbares, et commet un infanticide. Princesse étrangère et exilée, figure errante attirée par l’ailleurs, elle apparaît sous l’aspect d’une femme, humiliée mais pas vaincue, et lance ses récriminations contre Jason et contre Créon qui l’a injustement exilé de Corinthe. Elle semble possédée par un démon intérieur plutôt que par un enfant à naître.
Passion tragique, déchirements de cette femme répudiée par son amant; Elena Borgogni a chorégraphié avec hargne une danse personnelle, dans un instinct de survie: du coup, la brochette d’hommes aux habits de femme, s’en trouve comme apaisée, à l’écoute d’une sœur féminine outragée par un mâle.
Ce chœur masculin entoure Médée avec cocasserie et gravité; il assume son travestissement, pointant juste la condition de la femme. Avec une remarquable invention théâtrale, l’accouchement est mimé, et le nouveau-né, juste figuré par une couverture, pleure, bercé dans des bras attentifs.
Les frères Mancuso, collecteurs de chansons locales mais aussi compositeurs, jouent de leurs beaux instruments traditionnels et chantent à merveille des airs entêtants, profondément ancrés dans l’histoire de leur peuple… Comme sortis de la nuit des temps, des rites quotidiens, paysans et marins, orgueil de la terre sicilienne.
Un rêve obscur à la magie éblouissante dans l’obscurité du plateau.
Véronique Hotte
Théâtre des Bouffes du Nord, Paris XVIIIème, jusqu’au 28 mai. T : 01 46 07 34 50.