La Cerisaie
La Cerisaie d’Anton Tchekhov, mise en scène de Yann-Joël Collin
L’argent va-t-il tomber du ciel pour racheter cette cerisaie ? Un miracle va-t-il se produire ? Évidemment, non. Les roubles coulent des doigts de la gentille Lioubov, juste capable de vivre au jour le jour avec un amour lointain – il vit à Paris et ne la mérite pas- avec aussi l’affection d’un frère resté en enfance, de ses filles et aussi du «petit moujik» un certain Lopakhine, un homme d’aujourd’hui, jeune capitaliste entreprenant et actif. Ce qui n’empêche pas les sentiments…
La Cerisaie est presque la pièce de ce qui n’a pas lieu. Lioubov retrouve sa maison, son histoire, ses chagrins et repart comme elle était venue, ou presque. Tout patine, l’attente tord la durée, ce qui se construit entre les êtres s’use au fur et à mesure, et devant nos yeux: il n’y aura pas de mariage entre Varia et Lopakhine. Nous assistons tranquillement à la défaite d’un monde qui n’a plus lieu d’être.
Ce temps suspendu crée une sorte d’émotion très particulière pour le public qui s’y laisse aller à son tour. Et cela se ressent: le texte est constitué en grande partie de récits et informations qui s’adressent autant au spectateur-témoin, qu’au partenaire. Et la mise en scène avec les acteurs dans la salle éclairée… fait aussi du public un partenaire.
De là, à théâtraliser cette relation ? A l’inverse de La Mouette et d’En attendant Godot, qu’avait montées Yann-Joël Collin et où le théâtre, à l’état naissant, faisait corps avec chacune des pièces mais aussi avec le public, il invite ici le (vieux) théâtre comme un corps étranger.
Splendides et dérisoires rideaux de velours rouge (qui finiront à la poubelle…), recours au mime et au jeu masqué pour le vieux serviteur Firs joué par une ravissante et jeune actrice, bosselée de prothèses de chiffon et affublée d’un nez de carton et fête dans un music-hall de province avec plumes et paillettes.
Les images d’un spectacle un peu ringard envahissent le plateau, comme si le personnage de Carlotta avec ses petits tours de magie, était hypertrophié pour devenir la métonymie de la représentation elle-même. Voilà une idée trop visible et pas complètement assumée pour être vraiment « la » bonne idée. La vidéo fait un peu entrer la rue dans le théâtre ( pas très neuf! mais cela fonctionne) et donne une joyeuse respiration. Plusieurs des acteurs ont été formés par Antoine Vitez qui reste la référence. Quand il travaillait une pièce, il tirait sur ses coutures pour voir comment elles résistaient: si on jouait La Cerisaie comme un vaudeville ? Cela ne signifiait pas qu’il fallait la jouer comme un vaudeville mais que cela valait la peine de tenter l’expérience: «Le résultat est terrible », disait-il.
La longue fête à la fin de l’acte III, avec guitares électriques et boule à facettes, qui déborde sur l’entracte et déboule dans les escaliers du théâtre jusqu’à la rue, distend presque jusqu’à l’insupportable, l’attente du coup de marteau qui clôturera la vente aux enchères: «A qui a été vendue la cerisaie ? »
En même temps, elle nous donne le temps de penser à nos « trente glorieuses » et aux années bling-bling qui ont suivi, à l’insouciance où nous vivons peut-être encore, avant inventaire et rangement final. Sommes-nous tous ces aristocrates inutiles et démunis ?
Le social, le politique ne sont pas explicitement là mais trouvent leur temps dans cette terrible durée. Le théâtre est-il là pour être « terrible » ? En sortant de cette Cerisaie, nous avons envie de dire : oui…
Christine Friedel
Théâtre des Quartiers d’Ivry-sur-Seine (Val-De-Marne). T : 01 43 90 11 11, jusqu’au 5 juin.