Ceux qui errent ne se trompent pas

Ceux qui errent ne se trompent pas de Kevin Keiss, en collaboration avec Maëlle Poésy, d’après La Lucidité de José Saramago, traduction de Geneviève Leibrich, mise en scène de Maëlle Poésy

  Ceux-�JeanLouisFernandez 110Le blanc, somme de toutes les couleurs, représente une limite vers l’extrême ou bien le manque, une ambivalence à méditer, l’innocence ou la « probité candide». Voter blanc indique une volonté de participer au débat démocratique, mais en marquant un refus des choix proposés, une insatisfaction des candidatures. Conte fantastique ou comédie noire, la pièce correspond bien à nos préoccupations quotidiennes de citoyens.
  Avec ce thème hugolien : des baladins marginaux et porteurs d’une philosophie existentielle, elle ne traite cependant ni des artistes de cirque mais plutôt d’une minorité d’électeurs ou de citoyens-ceux qui votent blanc-qui deviennent un jour, largement majoritaires lors d’une élection qui bascule soudain.
Les membres du gouvernement démocrate-sûrs de leur légitimité représentative et de leur action politique-ne comprennent rien à  cet événement! Arrogants, et pressés de saisir une explication rationnelle, ils y voient la manipulation irresponsable de quelques-uns.
Or, tout système devrait se savoir fragile pour ne pas glisser vers l’intolérance. La vigilance citoyenne s’impose, et on ne peut s’empêcher d’évoquer les mouvements actuels comme Nuit debout ou Les Indignés espagnols, les Désenchantés brésiliens, argentins, ou grecs…
Si les hommes politiques ont oublié ce qu’un pouvoir représentatif signifie, les citoyens le leur rappelent en remettant leur libre-arbitre sur le métier : fondements de la République, représentativité et rapport au pouvoir en général articulent cette fable d’une révolution par les urnes.
Le bouleversement climatique y met du sien, métaphore de l’aveuglement des hommes à subir des catastrophes sans mot dire, au lieu de réagir. Petit rappel d’un réchauffement de la planète qui menace : les personnages ont les pieds dans l’eau sous le déluge, des plantes vertes apparaissant çà et là dans un paysage de jungle surréaliste, ou un cauchemar de science-fiction entre ombres et lumières.
La mise en scène de Maëlle Poésy propose, à travers la scénographie d’Hélène Jourdan, un morceau d’Histoire en train de se vivre sous les yeux du public. Les espaces en effet s’agencent ou se déstructurent à vue, se rassemblent en un puzzle, ou bien encore, se transforment en bureaux, cabines, halls, à l’aide de châssis que les comédiens manipulent, en dessinant des espaces, comme ce lieu confidentiel des tenants du pouvoir, ou celui des interrogations policières qu’un enquêteur fait subir aux prétendus coupables. Ou, autour de zones réduites de confinement, l’immensité des possibles du dehors et des rues de la ville, de la marche de quelques-uns qui devient une foule magistrale, silencieuse et sûre d’elle-même.
Une journaliste, caméra vidéo en main, rend compte, abritée par son parapluie à cause d’une pluie torrentielle, de la progression des événements; citoyenne partie prenante de ce qui se passe dans la rue, la jeune femme inquiète au début, puis confiante, devient le miroir paradoxal de la conscience des manifestants et des prémisses d’un renouveau. L’enquêteur lui, au service des dirigeants, travaille aussi à sa prise de conscience avec, en tête, le rêve d’une jeune femme : le vote blanc unanime.
Cette satire politique montre, avec humour et distance, l’incompréhension des personnages, avec des rappels historiques : la fuite à Varenne, le siège de Paris organisé par le gouvernement de Thiers replié à Versailles pendant la Commune,  mais aussi des réminiscences du Balcon de Jean Genet avec sa révolution, et l’explosion des aspirations populaires.
Les ministres en place, retranchés à l’extérieur de la capitale, croient pouvoir dicter leurs directives depuis le lieu improbable de leur fuite. Mais les murs de la société se sont fissurés : tout a changé, et les citoyens se réveillent enfin, par-delà les mensonges, les masques sociaux, le jeu pipé de la vérité, et les actes larvés de violence. Heure énigmatique où tout peut advenir, avec dans les villes françaises, des murs peints en blanc…
Saluons les assesseurs scéniques : Caroline Arrouas, Marc Lamigeon, Roxane Palazzotto, Noémie Develay-Ressiguier, Cédric Simon et Grégoire Tachnakian.
Un jeu pour de vrai, facétieux, et en phase avec les vraies questions qui sont dans l’air du temps.

 Véronique Hotte

Spectacle vu à l’Espace des Arts, Scène nationale Chalon-sur-Saône,  le 11 mai. Théâtre Dijon-Bourgogne-Centre Dramatique National/ Festival Théâtre en mai, du 21 au 23 mai.
Festival d’Avignon, salle Benoît XII, du 6 au 10 juillet
(Le texte est publié aux éditions du Seuil/Points),


Archive pour 17 mai, 2016

Anna Karenine

Anna Karenine, d’après le roman de Léon Tolstoï, adaptation et mise en scène de Gaëtan Vassart

 

Anna KarenineCe serait l’histoire de trois femmes : Daria, l’épouse trompée et accablée d’enfants de l’avocat Oblonski, parfois résignée, parfois non ; sa sœur, Kitty, une jeune fille pleine de rêveries, flattée à son entrée dans le monde par la modeste demande en mariage de Lévine, mais éblouie par le brillant aristocrate Vronski et leur belle-sœur, Anna Karenine, « la plus belle femme de Russie », solidement mariée mais désabusée: «les bals où l’on s’amuse n’existent plus pour moi» (sous-titre du spectacle), soudain emportée avec Vronski dans les orages de la passion.
Ce serait donc l’histoire de ces trois femmes et surtout celle de leur émancipation qui ne se trouve pas là où on l’attend : Anna a cru rompre avec les conventions en s’enfuyant avec son amant (passons sur les épisodes de remords et de retour au foyer conjugal, et du noble pardon de son irréprochable mari!). Mais elle aura l’horrible chagrin de voir son amant contraint de rester auprès d’elle par devoir, empêché de rejoindre la société qui l’attend, sans tache sur son nom, puisqu’il est un homme…, avec un beau mariage à la clé.
Anna Karenine serait une Emma Bovary d’une classe supérieure, une Hedda Gabler avant la lettre, ou l’Ariane épouvantée de Belle du Seigneur d’Albert Cohen: en un mot, l’héroïne sublime et dérisoire de la passion vécue jusqu’à la lie et qui finit dans le fait-divers. Il y a là, de quoi faire du grand théâtre mais ici… justement le grand théâtre n’y est pas!
 On ne reprochera pas à Gaëtan Vassart une adaptation forcément réductrice du célèbre roman mais une mise en scène sans cohérence, une scénographie et des costumes désolants, à l’exception de celui d’Anna. Une robe a besoin d’un tissu et d’une coupe, et les paillettes, difficiles à manier, ne font pas un décor !
 Passons aussi sur la chorégraphie (?) du bal! Le metteur en scène a la main lourde, mais parfois avec bonheur quand, par exemple, Alexis Karenine, l’homme modèle, prononce un long discours sur fond d’hymne russe: le spectaculaire vocal, cela marche… Mais où est la pensée dans ce bric-à-brac ?
Ce qui nous console: les actrices… Emeline Bayart qui interprète Daria, la mère de famille excédée et trompée, est réjouissante d’humour, et, en plus ,elle chante ! Sabrina Kouroughli, en Kitty un peu verte, n’est pas mal non plus. Mais surtout Golshifteh Farahani, star mondiale (Altamira d’Hugh Hudson, Les Deux amis de Louis Garrel, Les Malheurs de Sophie de Christophe Honoré) et comédienne discrète (et en plus, elle joue du piano!). Belle, gracieuse, elle retient ses forces pour mieux les laisser deviner et articule le texte dans un français parfait, avec une  léger accent qui dresse autour d’elle, et donc d’Anna, une très légère frontière  faisant du personnage, une intouchable, trop haute et trop belle pour ne pas tomber.
Gaëtan Vassart, comédien, n’a pas trop mal dirigé ses camarades (à l’exception de Vronski, quelque peu transparent) mais il lui manque d’être vraiment metteur en scène. Dommage…

Christine Friedel

Théâtre de la Tempête, Cartoucherie de Vincennes. T : 01 43 28 36 36, jusqu’au 12 juin.

Nécessaire et urgent

Nécessaire et urgent d’Annie Zadek, mise en scène d’Hubert Colas

 

NetU-103La voix d’Annie Zadek vient du tréfonds des âmes disparues, de la nuit des fantômes entrevus – les siens et les proches qui demeurent inconnus, grands-parents, oncles, tantes, cousins et générations anciennes, tombés dans le gouffre de l’extermination et de l’oubli.
Ici, les parents de l’auteure et ceux qui ont choisi de partir avant les temps maudits en 1939, ne s’expriment pas mais sont interpellés, sollicités, requis et comme sommés de répondre à cette belle voix sourde qui parle – celle d’Annie Zadek, de ses enfants et petits-enfants, une «voix dédoublée, dramatisée, mise en scène pour on ne sait quel cérémonial intime », commente Philippe Lacoue-Labarthe dans La Condition des voix.
Annie Zadek, née à Lyon, est originaire de Pologne que ses parents juifs et communistes ont quitté en 1937, deux ans avant l’invasion par l’Allemagne nazie et criminelle avec sa solution finale conçue et inventée par l’impensable et l’innommable. L’enfant qu’elle était, n’a pas interrogé en son temps ses parents sur la Pologne, et sur sa famille quittée et perdue, alors qu’elle allait partager une autre vie dans la France des Droits de l’Homme. La conscience parentale silencieuse est reprise et animée par tous les fils et filles qui se posent sans cesse la même question pour combler un vide effroyable : «Cette histoire de culpabilité : les avaient-ils abandonnés ? Auraient-ils pu faire autrement ? Toute cette histoire de désespoir ? De cauchemars ? De chambre à part ? De refuser d’être touché(e) ?»

D’une génération à l’autre, le fléau de l’énigme. Dans un silence lourd, seul pressenti  comme réponse inutile, tant est grande la puissance de ce qui ne peut se dire, quand l’entreprise d’élucidation s’énonce tel un geste dans Nécessaire et urgent.
Dans leur pays d’origine, de quoi, les parents, alors jeunes gens porteurs d’un idéal de société à réinventer, ont-ils eu assez ? Du fanatisme, de l’obscurantisme ? Annie Zadek,
héritière de l’Histoire maudite, ressasse l’obsessionnel: «De quoi avons-nous hérité ? De quels biens sommes-nous spoliés ? Jusqu’à la combientième génération ? »
La question de la transmission à la postérité est existentielle : celle d’une histoire, à la fois individuelle et collective déposée dans la mémoire, sans que s’annule pour autant, la douleur d’une disparition de proches gravée ad vitam aeternam.
Sur le plateau, une cabine aux parois de verre avec des éblouissements lumineux, dans un jeu de cache-cache avec les réminiscences du passé, où se percutent la conscience et l’imaginaire, ses cathédrales de rêves et de cauchemars. Peu à peu, une fumée se dégage du sol et envahit l’espace d’une brume compacte et dense, métaphore de la disparition. On voit un instant la paume d’une main aplatie sur le verre : ombres, fantômes et souvenirs noirs.
Bénédicte Le Lamer et Thierry Raynaud, d’une pudeur et d’une justesse absolue, incarnent au plus près cette voix intérieure, cette voix profonde et résonante des vivants et des morts, d’hier et d’aujourd’hui. La pluie de questions ne cesse : quand arrêtera-t-on d’hésiter entre partir et rester ?

 Véronique Hotte

   Nous confirmons. Il faut voir ce spectacle comme un poème, remarquablement dit par ses deux interprètes. Avec une grande précision orale et gestuelle et en même temps, avec une grande tendresse, pour le verbe d’Annie Zadek.
Mémoire d’un passé douloureux qui marquera à jamais l’histoire du XXème siècle, celle de la Pologne mais aussi celle de l’Europe toute entière. Ces réfugiés qui arrivèrent démunis et croyant en l’idéal du pays des Droits de l’homme, auront beaucoup apporté à la France. On repense encore une fois à cette fameuse phrase d’Anton Tchekhov : «Ce sont les vivants qui ferment les yeux des morts mais ce sont les morts qui ouvrent les yeux des vivants. »
Hubert Colas, très loin des redoutables approximations sans fin d’Une Mouette d’après Anton Tchekhov malheureusement revue et corrigée, (voir Le Théâtre du Blog) maîtrise ici, avec intelligence et sensibilité, l’espace et le temps scénique, au service d’un courte pièce, d‘une absolue densité théâtrale. Un travail remarquable qui mérite d’être vu.

Philippe du Vignal

 Théâtre national de la Colline, jusqu’au 4 juin. T : 01 44 62 52 52
Le texte de la pièce est édité aux Solitaires Intempestifs

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