Nécessaire et urgent
Nécessaire et urgent d’Annie Zadek, mise en scène d’Hubert Colas
La voix d’Annie Zadek vient du tréfonds des âmes disparues, de la nuit des fantômes entrevus – les siens et les proches qui demeurent inconnus, grands-parents, oncles, tantes, cousins et générations anciennes, tombés dans le gouffre de l’extermination et de l’oubli.
Ici, les parents de l’auteure et ceux qui ont choisi de partir avant les temps maudits en 1939, ne s’expriment pas mais sont interpellés, sollicités, requis et comme sommés de répondre à cette belle voix sourde qui parle – celle d’Annie Zadek, de ses enfants et petits-enfants, une «voix dédoublée, dramatisée, mise en scène pour on ne sait quel cérémonial intime », commente Philippe Lacoue-Labarthe dans La Condition des voix.
Annie Zadek, née à Lyon, est originaire de Pologne que ses parents juifs et communistes ont quitté en 1937, deux ans avant l’invasion par l’Allemagne nazie et criminelle avec sa solution finale conçue et inventée par l’impensable et l’innommable. L’enfant qu’elle était, n’a pas interrogé en son temps ses parents sur la Pologne, et sur sa famille quittée et perdue, alors qu’elle allait partager une autre vie dans la France des Droits de l’Homme. La conscience parentale silencieuse est reprise et animée par tous les fils et filles qui se posent sans cesse la même question pour combler un vide effroyable : «Cette histoire de culpabilité : les avaient-ils abandonnés ? Auraient-ils pu faire autrement ? Toute cette histoire de désespoir ? De cauchemars ? De chambre à part ? De refuser d’être touché(e) ?»
D’une génération à l’autre, le fléau de l’énigme. Dans un silence lourd, seul pressenti comme réponse inutile, tant est grande la puissance de ce qui ne peut se dire, quand l’entreprise d’élucidation s’énonce tel un geste dans Nécessaire et urgent.
Dans leur pays d’origine, de quoi, les parents, alors jeunes gens porteurs d’un idéal de société à réinventer, ont-ils eu assez ? Du fanatisme, de l’obscurantisme ? Annie Zadek, héritière de l’Histoire maudite, ressasse l’obsessionnel: «De quoi avons-nous hérité ? De quels biens sommes-nous spoliés ? Jusqu’à la combientième génération ? »
La question de la transmission à la postérité est existentielle : celle d’une histoire, à la fois individuelle et collective déposée dans la mémoire, sans que s’annule pour autant, la douleur d’une disparition de proches gravée ad vitam aeternam.
Sur le plateau, une cabine aux parois de verre avec des éblouissements lumineux, dans un jeu de cache-cache avec les réminiscences du passé, où se percutent la conscience et l’imaginaire, ses cathédrales de rêves et de cauchemars. Peu à peu, une fumée se dégage du sol et envahit l’espace d’une brume compacte et dense, métaphore de la disparition. On voit un instant la paume d’une main aplatie sur le verre : ombres, fantômes et souvenirs noirs.
Bénédicte Le Lamer et Thierry Raynaud, d’une pudeur et d’une justesse absolue, incarnent au plus près cette voix intérieure, cette voix profonde et résonante des vivants et des morts, d’hier et d’aujourd’hui. La pluie de questions ne cesse : quand arrêtera-t-on d’hésiter entre partir et rester ?
Véronique Hotte
Nous confirmons. Il faut voir ce spectacle comme un poème, remarquablement dit par ses deux interprètes. Avec une grande précision orale et gestuelle et en même temps, avec une grande tendresse, pour le verbe d’Annie Zadek.
Mémoire d’un passé douloureux qui marquera à jamais l’histoire du XXème siècle, celle de la Pologne mais aussi celle de l’Europe toute entière. Ces réfugiés qui arrivèrent démunis et croyant en l’idéal du pays des Droits de l’homme, auront beaucoup apporté à la France. On repense encore une fois à cette fameuse phrase d’Anton Tchekhov : «Ce sont les vivants qui ferment les yeux des morts mais ce sont les morts qui ouvrent les yeux des vivants. »
Hubert Colas, très loin des redoutables approximations sans fin d’Une Mouette d’après Anton Tchekhov malheureusement revue et corrigée, (voir Le Théâtre du Blog) maîtrise ici, avec intelligence et sensibilité, l’espace et le temps scénique, au service d’un courte pièce, d‘une absolue densité théâtrale. Un travail remarquable qui mérite d’être vu.
Philippe du Vignal
Théâtre national de la Colline, jusqu’au 4 juin. T : 01 44 62 52 52
Le texte de la pièce est édité aux Solitaires Intempestifs