Nous, rêveurs définitifs
Nous, rêveurs définitifs cabaret magique, conception de Clément Debailleul et Raphaël Navarro
Les temps sont finis d’une vision étroitement rationnelle du monde, et nous avons une fascination pour l’illusionnisme, la magie et la prestidigitation. Edouard Alber, prestidigitateur de la fin du XIXème siècle, avait défini son art comme issu de la «physique amusante» des bateleurs d’autrefois. On pense au tour-usé!-du petit mouchoir qui disparaît dans le trou caché de l’œuf, adroitement tenu dans une main manipulatrice, astuce ou stratagème que nous révèlent Clément Debailleul et Raphaël Navarro aux doigts prestes à la tête d’un collectif de magie (voir Le Théâtre du Blog).
Ils impulsent, avec l’anthropologue et dramaturge Valentine Losseau, la magie nouvelle : un art de l’apparition et de la disparition poétiques. Tours et facéties, ils présentent un cabaret festif avec les fidèles de leur collectif, dont Éric Antoine, Ingrid Estarque, Yann Frisch, Étienne Saglio et Calista Sinclair. Eblouissement scénique qui tient à l’émerveillement du réel détourné…
Leurs techniques de manipulation subjuguent l’attention et le regard : ces artistes peuvent faire disparaître un objet, soit pour le retrouver dans un autre endroit que celui où on croit qu’ils l’ont d’abord mis, soit pour en faire apparaître un autre à sa place… Le public admire la grande habileté manuelle de ces magiciens jouent souvent avec l’attention variable du public, avec des allers-et-retours non télescopés d’images en partance.
Illusions d’optique ou illusions mécaniques, Yann Frisch, clown plein de mélancolie jamais apaisée, se perd au milieu de boules turbulentes, rouges et vertes. Impossible de l’aider, sinon en l’accompagnant implicitement sur son territoire de recherche.
La gracieuse et élégante Ingrid Estarque danse en rythme, se soulève, comme en lévitation, et s’envole presque, aspirée par les hauteurs. Eric Antoine, magicien fou et tonique, interpelle le public en le provoquant, sûr de ses blagues mi-figue mi-raisin, l’invectivant avec des lancers de fausses colombes mortes dans la salle, de quoi atterrer les jeunes têtes qui s’en remettent aussitôt. Le jongleur Étienne Saglio réenchante l’étoffe de nos rêves : petites lumières, têtes éclairées et dansantes dont les robes légères et transparentes volent dans les airs. La boule de lumière danse au-dessus des têtes dans la salle comme sur la scène, et le public fait l’expérience heureuse d’un joli songe animé dans le noir. Calista Sinclair virevolte sur le plateau avec le farcesque Éric Antoine, démultipliant à la fois les figures de vidéo sur l’écran et les interprètes sur scène, s’amusant de la présence énigmatique de ces personnages réels, ou virtuels…
Camille Saglio pratique le n’goni, instrument traditionnel à cordes pincées d’Afrique de l’Ouest, et le oud, le fameux luth très répandu dans les pays arabes, chantant de sa voix envoûtante en diolla (Sénégal), en bambara (Mali) mais aussi en arabe, en hébreu et en portuguais brésilien. Et la pianiste Madeleine Cazenave, à la présence mystérieuse, joue comme autant de sortilèges musicaux, des morceaux écrits ou improvisés.
Soulèvements des corps et lévitations passagères : la magie opère à tous les coups, et Nous, rêveurs définitifs, dont les numéros intriguent, interpelle notre présence au monde…
Véronique Hotte
Théâtre du Rond-Point, avenue Franklin-Roosevelt, Paris (8ème), du 2 juin au 3 juillet. T: 01 44 95 98 21.