Monsieur de Pourceaugnac
Monsieur de Pourceaugnac, comédie-ballet de Molière et Lully, mise en scène de Clément Hervieu-Léger, conception et direction musicales de William Christie
A Chambord, lors d’un séjour de la Cour en octobre 1669, Molière écrit cette pièce en moins d’un mois pour le divertissement du Roi; Jean-Baptiste Lully en compose la musique et en règle les divertissements chantés et dansés.
Un nouveau genre est né : « la comédie-ballet » où nous retrouvons les thèmes chers à Molière: argent, amour et maladie et qui connait un succès immédiat annonçant la naissance de l’opéra français où l’on retrouve cette même intrigue facile.
Monsieur de Pourceaugnac a connu, après la seconde guerre mondiale, des années fastes, notamment à la Comédie-Française en 1948 dans une mise en scène de Jean Meyer, sur une nouvelle musique d’Henri Dutilleux. Mais aussi en 1970, avec Jacques Charon, metteur en scène et protagoniste du spectacle.
Les mises en scène aujourd’hui se sont plus rares mais on se souvient du Jeu du Kwi-Jok (2004) adaptation d’Eric Vigner pour une troupe coréenne. Au Théâtre des Bouffes du Nord, rebaptisé en 1904… Théâtre Molière, Clément Hervieu-Léger nous fait redécouvrir la pièce dont la simplicité de l’intrigue répond aux lois du genre : Eraste et Julie vivent à Paris mais tiennent leur amour secret. Ils craignent en effet qu’Oronte, le père de Julie, ne découvre leurs sentiments. Il a en effet promis sa fille en mariage à Monsieur Léonard de Pourceaugnac, un bourgeois de Limoges. Pour empêcher ce mariage, les amants font appel à une entremetteuse, Nérine, et à un fourbe napolitain, Sbrigani. Ces deux complices et Lucette, vont, à l’issue de multiples stratagèmes, réussir à rendre fou le futur époux.
Monsieur de Pourceaugnac, le provincial, abandonné de tous, n’a plus qu’à fuir, tel un animal traqué. « Mais, dit Julie à la fin, c’était un honnête homme, et on lui a fait des pièces. » Clément Hervieu-Léger, acteur de la Comédie-Française et familier de Molière dans Tartuffe, Le Misanthrope, Le Mariage forcé, et metteur en scène de La critique de l’Ecole des femmes, et du Misanthrope, comme William Christie tenaient à faire ressortir la singularité de cette œuvre, plus complexe qu’il n’y paraît: «Molière et Lully, dit-il, réussissent ici cette incroyable gageure : faire de la musique du théâtre».
Mais comment obtenir une circulation de la musique, de la poésie et de la comédie dramatique entre elles? «J’avais à cœur, dit Clément Hervieu-Léger, de sortir la forme de la comédie-ballet, et de l’inévitable esthétique baroque. » Il a donc fait quitter à ce Monsieur de Pourceaugnac, le XVII ème siècle pour les années 1950.
Cette transposition, loin d’être un effet de mode, nous montre que des réalités socio-politiques comme la différence entre un parisien et un bourgeois provincial qui n’a jamais mis les pieds dans la capitale, ou la question des immigrés (les Italiens venus en France au lendemain de la seconde guerre mondiale), sont toujours d’actualité.
La scénographie astucieuse et ludique d’Aurélie Maestre avec châssis sur roulettes et deux escaliers, montre comment Paris peut avoir de l’influence sur l’état psychique de Monsieur de Pourceaugnac, et comment cette ville elle-même se rétrécit et va perdre ce provincial. Avec, ici, tout un travail sur les lumières, accessoires et costumes carnavalesques.
Il y a une petite Simca 5 rutilante en guise de carrosse, et Eraste et le Napolitain traversent le plateau sur un vélo lancé à toute vitesse : cette mise en scène formidablement orchestrée et le jeu des comédiens, des chanteurs et des musiciens des Arts Florissants, offrent au public une rencontre rare et subtile avec cette pièce qui dépasse le simple divertissement…
Cette réussite permet aussi au public de découvrir ou de réentendre la musique et les chants baroques de façon exceptionnelle. On est sous le charme des Arts Florissants dirigé leur directeur, William Christie. La justesse donnée au rythme de l’écriture, tout au long de cette représentation menée tambour battant, renforce l’intelligence du spectacle. On ne cesse de passer de l’émotion, au rire et à la pitié, et on éprouve de l’empathie pour ce provincial qu’est resté Monsieur de Pourceaugnac. Gilles Privat donne une dimension poétique troublante au personnage, dont les préoccupations, les travers et les tourments interrogent l’existence humaine, encore et toujours profondément aujourd’hui.
La construction et le tempo de la pièce se comparent, pour le metteur en scène, à ceux d’une chasse à courre. Monsieur de Pourceaugnac devient ici l’animal : «Un gibier dit-il, auquel il est beaucoup fait référence dans le texte ».
Et il y a, dans les propos tenus, un niveau de cruauté surprenant pour une comédie-ballet! Dans ce lieu unique qu’est le Théâtre des Bouffes du Nord, Clémence Boué, Juliette léger, Gilles Privat, Guillaume Ravoire, Daniel San Pedro, Alain Trétout se mêlent avec grâce aux chanteurs Erwin Aros, Cyril Costanzo, Claire Debono, et Matthieu Lécroart) . Et saluons le travail chorégraphique plein d’humour de Bruno Bouché.
Le tragique et le comique de la farce sont au rendez-vous, dans un esprit contemporain, mais qui respecte tout à fait l’écriture de Molière.
Elisabeth Naud
Théâtre des Bouffes du Nord, 37 boulevard de la Chapelle 75010 Paris. T :01 46 07 34 50 jusqu’au 9 juillet.