Les dits du bout de l’île

Festival d’Avignon:

Les dits du bout de l’île d’après De l’île qui marche vers l’archipel qui ploie de Nassuf Djailani, adaptation et mise en scène d’El Madjid Saindou

 spectacle_16885La compagnie Ariart Theatre est établie à Mayotte, appelée aussi Maoré en shimaroé, un ensemble d’îles situé dans l’archipel des Comores, dans l’océan indien. Mayotte  (227.000 habitants), département français comme la Corrèze ou le Cantal, avec un chef-lieu de plus de 50.000 habitants : Mamoudzou.
Dans cet ancien protectorat, un référendum local a eu lieu pour décider d’une éventuelle indépendance, mais les Mahorais ont voté pour le maintien dans la République française. Et, à la suite d’un nouveau  référendum, il y a sept ans, Mayotte est devenue département et région d’outre-mer  et fait partie de l’Union européenne.

Le spectacle est tiré de textes du poète Nassuf Djailani, journaliste mais aussi excellent poète qui a été, l’an passé, en résidence d’écriture à la Maison des auteurs à Limoges. En fait, comme l’explique le metteur en scène de la seule compagnie de théâtre de l’île :«Il s’agit bien d’un travail de collage de ses textes, eux-même issus de témoignages d’habitants de Mayotte » (…) « Des voix nous invitent à un voyage, à découvrir un auteur, une langue, un imaginaire avec une grande ambition : comprendre un peu l’humain dans ce dur métier de vivre. »
  Sur le plateau nu, un banc, un châssis de porte, un tapis pour Il faut voir ce spectacle comme une sorte de conte, sans doute influencé par Aimé Césaire, où on retrouve à la fois la parole en langue maoré mais aussi dans un français d’une grande pureté et d’une fore poétique indéniable.
Pour dire l’attachement à une histoire et à toute une mythologie mais aussi à une volonté de ne pas rater la marche de la modernité incarnée par l’Etat français pour tout un peuple qui, vu sa situation géographique, a vécu sur une terre qui, depuis longtemps «s’est accouplée à toutes les civilisations réunies. De gré ou de force, cette terre s’est nourrie de tous les peuples venus à elle. Tu ne le sais pas, mais je te le dis pour que tu le racontes. Tu as couru les universités à la recherche de réponses qui n’existent pas. Les générations se suivent mais ne s’échangent plus rien, alors que tout est à l’œuvre ici. L’école de la vie te fait toucher les choses plus concrètes. Et cette magie de vie, elle nous apprend que cette société qui ne cesse de courir, élimine tout. Tout un tas de connaissances. Des connaissances que nous enseigne le ventre de la terre. Je suis née de là, et toute cette science murmurée à mon oreille est à toi. Ce pays a subi razzias sur razzias. Ce pays s’est épuisé dans la guerre de la salive. »
Pendant ce temps, les fourbes ont pris racine sans dire « Bonjour ».
  Le spectacle se déroule comme une sorte d’exorcisme du monde contemporain qui a bouleversé tout un art de vivre, comme en Afrique : électrification rapide de l’île et arrivée de la télévision, etc. Avec juste quelques personnages : le poète qui quitte son île en rêvant de la retrouver, son frère, et leur mère, intelligente et bienveillante figure de proue des traditions ancestrales. Les trois comédiens/danseurs/chanteurs: Dalfine Ahamadi, Soumette Ahmed et Nassime-Alexandre Hazali, et le musicien au dzendze, un instrument à cordes pincées sont tous les quatre impeccables.
Sur fond de souvenirs parfois douloureux : «Nous avons goûté à cette drogue de l’assistanat qui nous a rendu chèvre »et de témoignages d’habitants de Mayotte, bien dirigés par El Madjid Saindou, ils disent la nostalgie, le besoin d’amour, la nécessité de posséder une identité, leur vie au quotidien avec ses douleurs et ses joies, loin très loin de l’hexagone, dans une langue magnifique, avec, à la fois, élégance, chaleur et une diction parfaite. Et avec aussi une gestuelle étonnante. Quel choc et quel bonheur… (On ne vise personne mais les jeunes comédiens de la métropole ont ici de grandes leçons à prendre !).
C’est ce genre de pépite que recèle souvent la Chapelle du Verbe Incarné, loin de certains solos vulgaires de soi-disant comiques.  Et que n’invite pas le festival  in!
 Honte aux grands théâtres parisiens et provinciaux, s’ils n’accueillent pas ce spectacle la saison prochaine. Quant à vous, festivaliers avides de belles choses, ne le ratez pas. C’est d’une rare exigence et cela ne dure ni quatre ni douze heures (là non plus, on ne vise personne!) mais  tout juste soixante-cinq minutes, et vous ne le regretterez sûrement pas.

 Philippe du Vignal

Chapelle du Verbe Incarné, 21 rue des Lices, Avignon,jusqu’au 30 juillet à 19h 45.  T : 04 90 14 07 49


Archive pour 9 juillet, 2016

Montpellier danse 2016

Montpellier Danse 2016

 

syndrome-ian-une-marc-coudraisEncore une belle édition à mettre au palmarès de son directeur «historique» Jean-Paul Montanari. On ne compte plus les succès de ce festival International de la danse, devenu au fil des années, un des plus importants en Europe.
Un des atouts de Jean-Paul Montanari tient à ce qu’il a toujours maintenu un parfait équilibre entre les spectacles grand public et des propositions très pointues, programmant des célébrités, de Maurice Béjart à Merce Cunningham, tout en accompagnant la création contemporaine.
Le public a suivi et les salles sont pleines, presque à chaque représentation. Cette année, il y eut plusieurs temps forts, dont la venue du Dresden Frankfurt Dance Company, sorte de renaissance du Frankfurt Ballet, longtemps dirigé par William Forsythe qui lui avait imprimé son style, et aujourd’hui placé sous la houlette de Jacopo Godani, un de ses anciens danseurs.
 La compagnie possède des interprètes hors-pair qui, dans Primate Trilogy,  traduisent merveilleusement Forsythe,  même si le spectacle est signé Godani, en attendant que leur directeur se soit libéré de l’influence du maître.

Parmi les créations les plus intéressantes de cette trente-sixième édition : Le Syndrome Ian de Christian Rizzo: une plongée dans les clubs londoniens des années 80 que fréquentait me chorégraphe, et où coexistaient danses disco et post-punk, les premières tout en lancinantes ondulations, les secondes nettement plus agressives.
Le contraste entre ces différentes danses, et ces différents corps, et ce qu’il en reste maintenant a intrigué le chorégraphe qui a trouvé un écho dans le monde aujourd’hui où certains s’enfoncent dans la distraction festive, et où d’autres s’apprêtent au combat.

Emmanuel Gat, familier du festival, a créé Sunny : une pièce en effet, lumineuse. Avec des  danseurs emportés dans un mouvement qui ne s’arrête jamais, à deux, à trois, en groupe ou en solo, accompagnés dans leur élan par la musique électronique du DJ Awir Leon, ancien danseur de Gat. Notons l’absence d’un autre familier de Montpellier Danse, Raimund Hoghe, l’ancien dramaturge de Pina Bausch, qui nous avait habitué à admirer ses longues plages aux mouvements lents, toujours rigoureusement construites, et avec une attention particulière à la musique.
Un focus sur les artistes iraniens a permis de découvrir quelques très jeunes chorégraphes qui, avec courage, ont bravé la censure religieuse de leur pays. A voir cette si riche programmation et les manifestations qui l’entourent, comme les grandes leçons de danse, les séances quotidiennes de projections organisées par Arte, et les conférences de presse, Montpellier Danse échappe à la morosité d’un contexte culturel, quand les subventions sont rognées de tous côtés.
Mais le festival peut compter sur quelques fidélités avec, au premier rang, la Fondation BNP-Paribas qui, en soutenant plusieurs artistes présents et en assurant la résidence de certains d’entre eux, participe à la qualité de l’événement.

Sonia Schoonejans

 

Mange tes ronces

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Festival d’Avignon:

Mange tes ronces,mise en scène de Manah Depauw

Le côté obscur du jardin : quelle aventure ! De l’encre de Chine, des marionnettes en papier, des vidéo-projecteurs, deux manipulatrices et un bruiteur-musicien qui officient à vue… Le dispositif artisanal de ce savoureux spectacle d’ombres, aussi humble que remarquable, fait songer à Dark Circus de la compagnie Stereoptik.

Mais ici, pas de prouesses fabuleuses du type: saut périlleux ou dressage de lion. C’est le fantastique niché dans le quotidien que cette compagnie belge choisit de mettre en scène. Deux personnages à languette: Léopold, un garçon de six ans et sa grand-mère, tâtonnent dans leurs relations. Un sens aigu du bricolage de génie les fait évoluer dans un univers de calques, d’aquarelles et de cartonnages.

Le conte privilégie la simplicité-il s’agit d’aller couper des orties, en évitant les ronces et de manger sa soupe-mais n’est en aucun cas simpliste. Les personnages ont leurs zones d’ombre  et Manah Depauw a esquissé avec finesse des thèmes délicats comme la crainte de manquer d’amour après la naissance d’une petite sœur, la défiance vis-à-vis des personnes âgées…  Mamie Ronce a en effet de quoi effrayer : un caractère bien trempé, des yeux qui roulent dans tous les sens et un chien agressif, nommé Moquette. Et elle ne ménage personne: pas question de la déranger pendant son feuilleton préféré!
Elle tient un peu de la sorcière et de Tatie Danielle avec son poil au menton, son chignon hirsute, ses lunettes papillon vert bouteille et elle a des répliques mordantes. Quelle réussite ! Cette Mémé qui n’a pas sa langue dans sa poche, doit beaucoup à Virginie Gardin qui lui donne sa voix avec un plaisir communicatif et qui a l’accent et les humeurs revêches de son personnage : l’animation est autant sur les écrans-très bien coordonnée-que sur son visage. Un engagement et un charisme réjouissants…
Et quand la faux de la Mémé valse au rythme du hukulélé : quelle swing ! L’univers graphique, noir et écru, de Théodora Ramaekers, égayé par les couleurs de la maudite soupe, infuse un fantastique à hauteur de regard d’enfant.  Mais nous n’en dirons pas plus.
Courrez voir cette cuisine tendre et piquante: Manah Depauw a la générosité de nous livrer ses recettes de fabrication et bouillonne d’énergie et d’invention! Le public ne s’y trompe pas et en redemande avec gourmandise.

Stéphanie Ruffier

Théâtre des Doms, du 7 au 27 juillet à 16h45, relâche les 13 et 21. T: 04 90 14 07 99.

 

 

6 A.M. how to disappear completely

Festival d’Avignon

6 A.M. how to disappear completely  d’après Friederich Hölderlin, conception et mise en scène du Blitztheatre group

 

 BLITZ_6AM_ELG7926_site_© ELINA GIOUNANLI_0Ce collectif grec de création a été formé en 2004 par Angeliki Papoulia, Christos Passalis et Yorgos Valais, avec comme principe fondateur: “Appréhender le théâtre comme un espace essentiel de rencontres et d’échanges d’idées plus que le lieu de la virtuosité et des vérités préfabriquées.
Le groupe avait fait parler de lui en Europe, quand il avait monté Guns! Guns! Guns! une revue sur les révolutions du XX ème siècle, en écho aux  manifestations populaires dans les rues d’Athènes. Il a aussi créé en 2012 Late night, un bal au milieu des gravats, métaphore évidente d’une Europe en train de basculer à jamais…
Ici, il s’agit, si on a bien compris d’une sorte de performance, teintée du pessimisme le plus noir, qui doit tout autant aux images scéniques qu’à la poésie du grand poète allemand.  Régulièrement, à Bordeaux avec Jacques Albert-Canque (voir Le Théâtre du Blog) ou ailleurs, le grand Hölderlin a inspiré nombre de metteurs en scène, depuis le mémorable spectacle de Klaus-Michaël Grüber Winterreise (1977) dans ces années de terrorisme qui suivirent  le“suicide”en prison d’Ulrike Meinhof et Andreas Baader).
Un comédien y courait sur  la piste, en  proférant le texte du poète jusqu’à  son effondrement. Donné à l’immense Olympiastadion de Berlin absolument vide, lieu symbolique des Jeux Olympiques sous le régime nazi en 1936, ce spectacle/performance aura sûrement influencé ce collectif.

  Sur scène, une jeune comédienne dit avec beacoup d’intelligence et sensibilité des extraits du poème Ménon pleurant Diotima de Friderich Hölderlin, très bien traduit en français par Philippe Jaccottet. Ensuite, trois quarts d’heure durant,  des acteurs évoluent  sur un plateau nu mais encombré de structures métalliques et d’installations sur plusieurs niveaux. On pense à des spectacles comme La Tour de l’argent du fameux Living Theatre dans les années 70. Avec un recours à une association entre musique électronique, gestuelle, et texte du poète dont certaines phrases  reviendront plus tard en boucle. “Nous essayions d’emmener le public, disent les membres de ce collectif”, dans des voies cachées, inconscientes, subconscientes, sans tenter de l’aborder de manière frontale ou directe, sans prendre le temps de justifier ou d’analyser ce qui est en train de se passer”.
  Mais cela ne marche pas vraiment et en fait, tout se passe comme si ce collectif avait eu le plus grand mal à associer un environnement très prégnant: machines en métal, praticable tournant sur roulettes, arbustes et gravats tombant des cintres comme ces triples nœuds coulants, brumes épaisses , etc. par ailleurs assez réussi sur le plan visuel, avec le poème de Friederich Hölderlin.
Avec cependant un final réussi: juste un ironique panneau en lettres lumineuses fluo comme ceux d’artistes, entre autres, Joseph Kosuth, Martial Raysse ou Mario Merz:  ENTHOUSIASME en lettres cyrilliques. Mais bon, règne quand même sur l’ensemble du spectacle, un certain ennui comme dans tout happening qui se respecte, aurait dit John Cage.

  Bref, cela ne  dure que soixante-dix minutes, mais on reste un peu sur sa faim…

 Philippe du Vignal

 Opéra d’Avignon jusqu’au 10 juillet à 18h.

Jaz de Koffi Kwahulé

Jaz de Koffi Kwahulé, mise en scène d’Alexandre Zeff

 

  IMG_5936Avec engouement, et en compagnie de Ludmilla Dabo  qui a une présence intense et radieuse, soutenue par le groupe Mister Jazz Band, le metteur en scène fait entendre la cadence bien frappée et sentie de Jaz de l’auteur ivoirien Koffi Kwahulé, dont il a créé  le très viril Big Shot. La pièce, peu banale,nous interpelle  en nous incitant à une écoute attentive puisqu’elle évoque la situation douloureuse et indigne d’une femme violée. Victime d’un rapport d’inégalité dû à la volonté sadique d’humilier, elle qui  subit une telle violence, est soupçonnée  dans l’Occident judéo-chrétien d’être une Ève séductrice. Comme si les schémas ancestraux et universels de domination et de soumission ne lui permettaient pas d’échapper à la loi des hommes, mimant tous la posture du guerrier et du conquérant victorieux.
 
Au-delà des clichés évoquant l’humiliation et la soumission féminines, le discours est rebelle et provocateur, marqué par l’oralité traditionnelle africaine. Mais l’écrivain francophone s’ouvre aussi à toutes les inspirations. Jaz (1998) est en effet un solo rythmé par des changements de vitesse constants et des  contradictions propres à toute partition musicale, d’où une sensation de déséquilibre.  En même temps, l’interprète donne sa vision des faits, méditant tout haut, souffrant du conflit et hurlant sa colère, avant de prendre le micro pour chanter sa fierté d’être ; et le drame renâcle puis se précipite avant de se reposer.

 La femme noire, crâne rasé et corps dénudé pudique, investit  des wc urbains, ici une cabine d’interrogatoire aux lumières bleuies tamisées. Est-elle la dénommée Jaz, jeune femme à la beauté de lotus, ou bien une proche ? «Tout à l’heure. Ce matin. Dans une sanisette. Place Bleu-de-Chine. Ma copine. Mon amie Je ne suis pas ici pour parler de moi mais de Jaz. »

La honte et la culpabilité, désignées et aussitôt rejetées, ne peuvent guère fragiliser celle qui se livre peu et résiste à tout pour vivre à la lumière. Jaz habite un immeuble, un no man’s land au milieu de la cité avec «étiquetage uniforme et lisible de tous les noms sur les boîtes … Le maire, la police et ceux qui tiennent les comptes du livre des morts chacun attend que tout pourrisse… » Erreur d’appréciation car tant que l’énigmatique Jaz vivra là, l’immeuble sera sauf.
Les origines métissées du jazz rejoignent les questions esthétiques et politiques de l’identité et de l’altérité, et le théâtre de Koffi Kwahulé se saisit avec la violence de l’histoire des noirs. Le jazz mine l’écriture de l’intérieur, arrachant «le secret du silence». Et la musique interraciale traduit les désarrois, colères, afflictions et espoirs, qu’on soit artiste, musicien, écrivain, peintre, ou  simple citoyen du monde.

Art transculturel, le jazz  exprime les grandes émeutes dans les ghettos des villes industrielles, l’oppression raciale, la tyrannie de la misère, les vies non respectées. À côté de la honte, s’impose la nécessité de la révolte, la fierté d’être. Articulation du rythme, selon le phrasé balancé du swing, traitement original des sonorités et timbres instrumentaux : cette musique évoque les convulsions de la société, respirant des pulsations rythmiques bien à elle, battant l’amble de la parole. Avec à la guitare, Frank Perolle, à la basse, Gilles Normand , à la batterie, Louis Geffroy et au saxophone, Arthur Desligneris. La scénographie et la création-lumière de Benjamin Gabrié soulignent les faits et gestes de la femme subversivement belle: Ludmilla Dabo est ici, sûre de ses droits de femme et de son existence.Au-delà de son verbe rauque,  elle affronte les spectateurs en compagne proche.

Un temps fort de théâtre et de jazz, dénonçant les iniquités des hommes violents.

 

Véronique Hotte

 

Spectacle vu à La Loge, 77 rue de Charonne 7011 Paris, le 5 juillet.
Le texte est publié aux Éditions Théâtrales.

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