Les dits du bout de l’île
Festival d’Avignon:
Les dits du bout de l’île d’après De l’île qui marche vers l’archipel qui ploie de Nassuf Djailani, adaptation et mise en scène d’El Madjid Saindou
La compagnie Ariart Theatre est établie à Mayotte, appelée aussi Maoré en shimaroé, un ensemble d’îles situé dans l’archipel des Comores, dans l’océan indien. Mayotte (227.000 habitants), département français comme la Corrèze ou le Cantal, avec un chef-lieu de plus de 50.000 habitants : Mamoudzou.
Dans cet ancien protectorat, un référendum local a eu lieu pour décider d’une éventuelle indépendance, mais les Mahorais ont voté pour le maintien dans la République française. Et, à la suite d’un nouveau référendum, il y a sept ans, Mayotte est devenue département et région d’outre-mer et fait partie de l’Union européenne.
Le spectacle est tiré de textes du poète Nassuf Djailani, journaliste mais aussi excellent poète qui a été, l’an passé, en résidence d’écriture à la Maison des auteurs à Limoges. En fait, comme l’explique le metteur en scène de la seule compagnie de théâtre de l’île :«Il s’agit bien d’un travail de collage de ses textes, eux-même issus de témoignages d’habitants de Mayotte » (…) « Des voix nous invitent à un voyage, à découvrir un auteur, une langue, un imaginaire avec une grande ambition : comprendre un peu l’humain dans ce dur métier de vivre. »
Sur le plateau nu, un banc, un châssis de porte, un tapis pour Il faut voir ce spectacle comme une sorte de conte, sans doute influencé par Aimé Césaire, où on retrouve à la fois la parole en langue maoré mais aussi dans un français d’une grande pureté et d’une fore poétique indéniable.
Pour dire l’attachement à une histoire et à toute une mythologie mais aussi à une volonté de ne pas rater la marche de la modernité incarnée par l’Etat français pour tout un peuple qui, vu sa situation géographique, a vécu sur une terre qui, depuis longtemps «s’est accouplée à toutes les civilisations réunies. De gré ou de force, cette terre s’est nourrie de tous les peuples venus à elle. Tu ne le sais pas, mais je te le dis pour que tu le racontes. Tu as couru les universités à la recherche de réponses qui n’existent pas. Les générations se suivent mais ne s’échangent plus rien, alors que tout est à l’œuvre ici. L’école de la vie te fait toucher les choses plus concrètes. Et cette magie de vie, elle nous apprend que cette société qui ne cesse de courir, élimine tout. Tout un tas de connaissances. Des connaissances que nous enseigne le ventre de la terre. Je suis née de là, et toute cette science murmurée à mon oreille est à toi. Ce pays a subi razzias sur razzias. Ce pays s’est épuisé dans la guerre de la salive. » Pendant ce temps, les fourbes ont pris racine sans dire « Bonjour ».
Le spectacle se déroule comme une sorte d’exorcisme du monde contemporain qui a bouleversé tout un art de vivre, comme en Afrique : électrification rapide de l’île et arrivée de la télévision, etc. Avec juste quelques personnages : le poète qui quitte son île en rêvant de la retrouver, son frère, et leur mère, intelligente et bienveillante figure de proue des traditions ancestrales. Les trois comédiens/danseurs/chanteurs: Dalfine Ahamadi, Soumette Ahmed et Nassime-Alexandre Hazali, et le musicien au dzendze, un instrument à cordes pincées sont tous les quatre impeccables.
Sur fond de souvenirs parfois douloureux : «Nous avons goûté à cette drogue de l’assistanat qui nous a rendu chèvre »et de témoignages d’habitants de Mayotte, bien dirigés par El Madjid Saindou, ils disent la nostalgie, le besoin d’amour, la nécessité de posséder une identité, leur vie au quotidien avec ses douleurs et ses joies, loin très loin de l’hexagone, dans une langue magnifique, avec, à la fois, élégance, chaleur et une diction parfaite. Et avec aussi une gestuelle étonnante. Quel choc et quel bonheur… (On ne vise personne mais les jeunes comédiens de la métropole ont ici de grandes leçons à prendre !).
C’est ce genre de pépite que recèle souvent la Chapelle du Verbe Incarné, loin de certains solos vulgaires de soi-disant comiques. Et que n’invite pas le festival in!
Honte aux grands théâtres parisiens et provinciaux, s’ils n’accueillent pas ce spectacle la saison prochaine. Quant à vous, festivaliers avides de belles choses, ne le ratez pas. C’est d’une rare exigence et cela ne dure ni quatre ni douze heures (là non plus, on ne vise personne!) mais tout juste soixante-cinq minutes, et vous ne le regretterez sûrement pas.
Philippe du Vignal
Chapelle du Verbe Incarné, 21 rue des Lices, Avignon,jusqu’au 30 juillet à 19h 45. T : 04 90 14 07 49