Jaz de Koffi Kwahulé
Jaz de Koffi Kwahulé, mise en scène d’Alexandre Zeff
Avec engouement, et en compagnie de Ludmilla Dabo qui a une présence intense et radieuse, soutenue par le groupe Mister Jazz Band, le metteur en scène fait entendre la cadence bien frappée et sentie de Jaz de l’auteur ivoirien Koffi Kwahulé, dont il a créé le très viril Big Shot. La pièce, peu banale,nous interpelle en nous incitant à une écoute attentive puisqu’elle évoque la situation douloureuse et indigne d’une femme violée. Victime d’un rapport d’inégalité dû à la volonté sadique d’humilier, elle qui subit une telle violence, est soupçonnée dans l’Occident judéo-chrétien d’être une Ève séductrice. Comme si les schémas ancestraux et universels de domination et de soumission ne lui permettaient pas d’échapper à la loi des hommes, mimant tous la posture du guerrier et du conquérant victorieux.
Au-delà des clichés évoquant l’humiliation et la soumission féminines, le discours est rebelle et provocateur, marqué par l’oralité traditionnelle africaine. Mais l’écrivain francophone s’ouvre aussi à toutes les inspirations. Jaz (1998) est en effet un solo rythmé par des changements de vitesse constants et des contradictions propres à toute partition musicale, d’où une sensation de déséquilibre. En même temps, l’interprète donne sa vision des faits, méditant tout haut, souffrant du conflit et hurlant sa colère, avant de prendre le micro pour chanter sa fierté d’être ; et le drame renâcle puis se précipite avant de se reposer.
La femme noire, crâne rasé et corps dénudé pudique, investit des wc urbains, ici une cabine d’interrogatoire aux lumières bleuies tamisées. Est-elle la dénommée Jaz, jeune femme à la beauté de lotus, ou bien une proche ? «Tout à l’heure. Ce matin. Dans une sanisette. Place Bleu-de-Chine. Ma copine. Mon amie Je ne suis pas ici pour parler de moi mais de Jaz. »
La honte et la culpabilité, désignées et aussitôt rejetées, ne peuvent guère fragiliser celle qui se livre peu et résiste à tout pour vivre à la lumière. Jaz habite un immeuble, un no man’s land au milieu de la cité avec «étiquetage uniforme et lisible de tous les noms sur les boîtes … Le maire, la police et ceux qui tiennent les comptes du livre des morts chacun attend que tout pourrisse… » Erreur d’appréciation car tant que l’énigmatique Jaz vivra là, l’immeuble sera sauf.
Les origines métissées du jazz rejoignent les questions esthétiques et politiques de l’identité et de l’altérité, et le théâtre de Koffi Kwahulé se saisit avec la violence de l’histoire des noirs. Le jazz mine l’écriture de l’intérieur, arrachant «le secret du silence». Et la musique interraciale traduit les désarrois, colères, afflictions et espoirs, qu’on soit artiste, musicien, écrivain, peintre, ou simple citoyen du monde.
Art transculturel, le jazz exprime les grandes émeutes dans les ghettos des villes industrielles, l’oppression raciale, la tyrannie de la misère, les vies non respectées. À côté de la honte, s’impose la nécessité de la révolte, la fierté d’être. Articulation du rythme, selon le phrasé balancé du swing, traitement original des sonorités et timbres instrumentaux : cette musique évoque les convulsions de la société, respirant des pulsations rythmiques bien à elle, battant l’amble de la parole. Avec à la guitare, Frank Perolle, à la basse, Gilles Normand , à la batterie, Louis Geffroy et au saxophone, Arthur Desligneris. La scénographie et la création-lumière de Benjamin Gabrié soulignent les faits et gestes de la femme subversivement belle: Ludmilla Dabo est ici, sûre de ses droits de femme et de son existence.Au-delà de son verbe rauque, elle affronte les spectateurs en compagne proche.
Un temps fort de théâtre et de jazz, dénonçant les iniquités des hommes violents.
Véronique Hotte
Spectacle vu à La Loge, 77 rue de Charonne 7011 Paris, le 5 juillet.
Le texte est publié aux Éditions Théâtrales.