Festival d’Avignon :
2666, d’après Roberto Bolaño, adaptation et mise en scène de Julien Gossselin
Les cinq romans, imposants et touffus, de l’auteur chilien disparu en 2003, avant leur publication en 2004, annoncent par le titre qui les réunit en un seul volume, le triomphe du mal, dans un troisième millénaire apocalyptique (666 étant le chiffre du mal, 2 celui du siècle).
« J’ai été frappé, écrit Julien Gosselin par le passage dont le titre est extrait, qui figure dans une autre roman de Roberto Bolaño, Amuleto : « À cette heure, l’avenue avait l’allure d’un cimetière, mais pas un cimetière de 1974 (…), un cimetière de l’année 2666 (…) oublié sous une paupière morte ou inexistante, aux aquosités indifférentes d’un œil qui, en voulant oublier quelque chose, a fini par tout oublier.» Une citation qui reflète la nature poétique et énigmatique de la prose bolañesque.
Le manuscrit de mille pages que l’écrivain, réfugié en Espagne après le coup d’Etat d’Augusto Pinochet, a laissé inachevé, nous transporte dans cinq histoires distinctes qui ont toutes en commun, Ciudad Juarez, ici baptisée Santa-Teresa, à la frontière nord du Mexique, la ville de tous les trafics et de tous les crimes. Un thème : la violence et les atrocités qui ont ravagé le XX ème siècle et qui perdurent. Et des ramifications qui renvoient, d’une partie à l’autre, à un étrange auteur allemand, Benno von Archimboldi.
L’adaptation respecte cette partition : pour chaque récit, séparé par un entracte, le metteur en scène adopte un dispositif différent : décor, musique, éclairages, et présence souvent importante de la vidéo qui relaye les actions en gros plan sur des écrans multiples. Des éléments mobiles, boîtes géantes aux parois translucides, imaginées par Hubert Colas, créent, par glissements et subtiles combinatoires, des lieux différents.
Une façon de traduire dans le temps et l’espace, les va-et-vient des personnages, et la polysémie de 2666. De plus, Julien Gosselin a voulu jouer avec les langues, avec des passages en allemand, espagnol et en anglais. Une bonne idée en soi, mais, s’il n’y avait le surtitrage, nous n’y entendrions rien…
Le jeune metteur en scène, qui revient en Avignon après le succès des Particules élémentaires, de Michel Houellebecq en 2013, s’est courageusement attaqué à un monument de la littérature hispanophone : «Le livre parle beaucoup, tente presque de parler de tout, digresse souvent, sur la seconde guerre mondiale, sur les prisons mexicaines, sur une voyante, star de la télévision, sur une femme à la recherche d’un poète aimé, sur les paysages, les rues, le désert… ». Dans ce roman-monde, on voyage de Londres puis à New-York, Paris, Barcelone, et d’Allemagne en Russie, de Roumanie au Mexique, depuis le début du XXème siècle à nos jours, et au-delà…
A commencer par les quatre universitaires germanistes, protagonistes de la première partie (La Partie des critiques), en quête du légendaire auteur allemand, au rang des écrivains sans visage comme Thomas Pynchon, ou J.D. Salinger. Quête qui donne lieu, lors de leurs nombreux périples, à des chassés-croisés amoureux entre eux, et qui verse parfois dans le roman-photo…
Nous ne découvrirons la véritable identité de l’auteur qu’au dernier épisode, dit La Partie d’Archimboldi. Cette quête littéraire se double d’une enquête policière dans La Partie de Fate (troisième partie) et dans la longue Partie des crimes (la quatrième), où des dizaines de meurtres de femmes sont énumérés, in extenso, avec force détails, musique assourdissante à l’appui, pour produire un effet de sidération.
Julien Gosselin l’avoue lui-même : «Le livre est impossible, donc le pièce l’est aussi. Roberto Bolaño dit que la littérature est une «combat de samouraïs contre la violence du monde inexplicable (…) » Pour qui connaît le roman, le spectacle va décevoir (comme souvent les transpositions d’œuvres-culte au théâtre ou au cinéma). Mais le public suit sans se lasser cette saga, de midi à deux heures du matin car les enquêtes croisées (recherche d’un écrivain, puis d’un tueur en série) ménagent le suspense.
La musique omniprésente, bien accordée au récit, quand elle ne nous assomme pas pendant les points d’acmé, et les personnages, bien dessinés et attachants, quand ils ne deviennent pas des clichés, nous tiennent en haleine.
Mais cette plongée au cœur des ténèbres et ce malaise obscur que procure la lecture du roman, se trouvent souvent réduits ici à des scènes anecdotiques. D’autant que le recours systématique à la vidéo-une tentative de mise en abîme qui ne réussit pas à rendre l’épaisseur fictionnelle-peut parfois agacer. Il y a cependant de beaux moments de théâtre, lors des digressions caractéristiques de 2666, comme le monologue d’Amalfitano (un universitaire espagnol installé au Mexique, à qui est dédiée la deuxième partie), ou le discours extravagant d’un fondateur des Black Panthers joué par Adama Diop en anglais.
On entend alors la langue dense de Roberto Bolaño, son humour caustique, avec des acteurs d’exception comme Vincent Macaigne, filmé en « cameo » dans le rôle d’Almendro, dit Le Porc, seul témoin qui ait rencontré Archimboldi. Ou Fréderic Leidgens qui parle très bien allemand, contrairement aux autres acteurs qui s’essayent à l’anglais et l’espagnol. Dans l’ensemble, les comédiens de la troupe Si vous pouviez lécher mon cœur jouent le jeu : prêts à endosser plusieurs rôles à la volée, ils se griment et se métamorphosent avec talent.
Malgré des ellipses forcées, surtout dans la dernière partie, sacrifiée (alors que La Partie des crimes s’éternise sans nécessité), douze heures ne sauraient suffire à théâtraliser ce roman insaisissable et inclassable de 1.353 pages en livre de poche. Il faut quand même saluer cette initiative audacieuse ; et le spectacle-roboratif-fait sortir de l’ombre un écrivain jusque là réservé à quelques heureux élus, et que Christian Bourgois avait pris le risque d’éditer en 2008, dans la traduction française de Robert Amuto.
Mireille Davidovici
Spectacle vu à la FabricA, le 16 juillet.
Festival d’Athènes les 30 et 31 juillet. Ateliers Berthier/Théâtre de l’Odéon, Paris du 10 septembre au 16 octobre. Théâtre National de Toulouse, du 26 novembre au 8 décembre.
Le Quartz de Brest, le 7 janvier. MC2 de Grenoble, le 13 et 14 janvier. Théâtre National de Strasbourg, du 11 au 17 mars. Et La Filature de Mulhouse, le 6 mai. Stradsschouwburg, Amsterdam du 17 au 21 mai.