Les Sonnets de Shakespeare
Les Sonnets de Shakespeare, mise en scène de Margarete Biereye et David Johnston
Trente-sixième édition du festival du Pont du Bonhomme, via la compagnie de l’Embarcadère depuis plus de vingt ans, avec pour toile de fond vivante, le magnifique cimetière à bateaux de Kerhervy à Lanester, éclairé par une lune de juillet, fière de sa rondeur, qui fait surgir à marée basse de belles carcasses éventrées, des figures de proue somptueuses, des navires élégants soulignés par l’élan gracieux de côtes de bois gigantesques mises à nu-fausses baleines et traces de merveilles enfantines ancrées dans l’imaginaire. Mais, cette année, le festival voit avec tristesse ses subsides coupés par la ville de Lanester…
La fête continue quand même, avec, entre autres, la compagnie allemande de théâtre itinérant Ton und Kirschen Wandertheater, tréteaux de bois, manteau d’arlequin de bric et de broc qui s’effondre volontairement à la fin du spectacle, chaises renversées, bottes vides et malicieuses d’homme invisible qui marchent sur le plateau – le fil de l’existence et du temps va de l’avant, sans pause ni répit.
Le spectacle convivial répond à une joyeuse esthétique du théâtre en plein air, cirque, acrobaties, courses, mimes, chants, théâtre de marionnettes et poésie. Et les Sonnets (1564-1616) de William Shakespeare portent les couleurs de l’autobiographie poétique : l’amour, le beau, la politique et la brièveté de la vie. Et l’impuissance du langage à dire le vrai (on pense au « words, words, words » d’Hamlet. Le beau, le bon et le vrai sont en effet loin d’être associés dans la vie, quand les sentiments sont pris entre les aspirations de l’idéal, et le chaos du désir physique.
La relation amoureuse concerne d’abord un jeune homme «blond» ou «beau» puis une «dame brune», et décrit les mouvements classiques du bonheur réciproque jusqu’à la rupture.
Le poète célèbre la beauté de l’amant et son attachement : goût du bonheur de l’amour partagé avant le désespoir du doute. Après les retrouvailles, celui qui aime abandonne l’aimé au temps qui passe et qui l’emporte vers la tombe.
Il revient au poète de dissocier apparence et essence, en ajustant mieux le regard ; la duplicité et l’hypocrisie du jouvenceau brisent l’union, et privilégie la confusion et le mensonge. La «Dame brune» est en échange plus claire dans son noir obscur. » Oh ! ne dis jamais que mon cœur t’a trahi, bien que l’absence ait semblé modérer ma flamme ! Je ne puis pas plus facilement me séparer de moi-même que de mon âme, qui vit dans ton sein. Car je tiens pour néant, ce vaste univers, hormis toi, ma rose ; en lui, tu es tout pour moi. »
Le couple des metteurs en scène, la rousse et rayonnante Margarete Biereye qui chante à merveille, et David Johnston, poète, et lui aussi chanteur et musicien, ressemblent aux amoureux de Peynet, toujours aimants et mélancoliques, attentifs l’un à l’autre. Cette mise en scène poétique des Sonnets de William Shakespeare commence par l’entrée sur le plateau de bois, d’un homme jeune aux cheveux noirs (Nelson Leon) qui s’agenouille, baissant la tête, tandis qu’une femme, figure du Temps, verse paisiblement un long fil de sable fin de sa cruche : le jeune est devenu vieillard…
Une jeune fille vive en tutu romantique a le buste transpercé par une flèche qui l’ensanglante, celle de Cupidon et de sa cruelle arme de bois, qui l’assaillent de douleur. La victime n’en danse pas moins sa ronde, tel un ange gracieux descendu du ciel. Une autre scène fait apparaître Cupidon en chair et en os, marionnette facétieuse à tige qui poursuit tous les êtres présents. Un aquarium dispensateur de bulles surgit sur la scène, avec un masque noir à l’intérieur au lieu des poissons attendus, à la voix d’outre-tombe…
Ce spectacle festif participe d’un divertissement ordonnancé qui mêle déclamation poétique, gestuelle acrobatique, danse chorale et musique : swing, jazz, country, folk, fado, tango, classique… Les instruments à vent et à cordes sont au rendez-vous, et chacun y va de sa propre langue (allemand, anglais, espagnol, russe et français). Avec des compositions musicales assurées par David et Steve Johnston.
La première figure féminine de la jeunesse (Polina Borissova) réapparaît en habit de ville contemporain, poursuivie par trois hommes qui la harcèlent, l’approchent et l’étouffent, mais la belle s’en va et fuit, sûre de ses propres désirs personnels. Autre image du temps à travers le chœur des quatre âges féminins de la vie: la jeune personne, l’adulte (Daisy Watkins), la femme mature (Margarete Biereye) et la dame au grand âge, figurine articulée et manipulée avec délicatesse par Daisy Watkins et Polina Borissova.
Personne n’est dupe, et la moquerie et l’ironie se font ici la part belle. Deux jeunes gens, des Narcisse en puissance, s’admirent à travers un même miroir en images rieuses. Une femme se traîne bestialement par terre, avec un masque de lion, puis se découvre le visage; en fait, c’est un homme (Richard Henschel), et alors ? : «Temps dévorant, émousse les pattes du lion, et fais dévorer par la terre ses propres couvées ; arrache la dent aiguë de la mâchoire du tigre féroce, et brûle dans son sang le phénix séculaire. »Pour le poète, l’amour vit toujours à l’intérieur du Temps qui passe, de la jeunesse à la vieillesse ; et, en dépit des rides, resurgit toujours le rayon d’un printemps intime.
Un rendez-vous réussi avec une belle poésie shakespearienne incarnée.
Véronique Hotte
Festival du Pont du Bonhomme, au Cimetière à bateaux de Kerhervy à Lanester (56), du 17 au 21 juillet.