La DévORée, écriture et mise en scène de Marie Molliens
Festival d’Aurillac:
La DévORée, écriture et mise en scène de Marie Molliens
« Je vais te donner un spectacle. » Dans La Machine infernale de Jean Cocteau, la sphinge met Œdipe en garde. Son pouvoir, c’est le verbe : elle va en déployer tous les charmes et tous les attachements. Menace de liens serrés. Ainsi parle le corps de circassienne, aussi fascinant que vulnérable sous les jeux d’ombre et de lumière du chapiteau.
Même dans un langage ici non verbal, il s’agit bien de la même aliénation. Et l’homme tombe dans le piège. Un spectateur fasciné, sort du rang et s’approche de la piste : ses yeux absorbent le corps aérien, gracile et coruscant de la trapéziste, avec la même avidité qu’il mange du pop-corn . Consommation aveugle. Histoire de la séduction, de la dévorante négociation du désir réciproque: ce sont les règles du jeu du spectacle.
« Est-ce que tu m’aimes ? Montre-moi. » Bercée par le cirque depuis sa plus tendre enfance-et sur les planches, dès quatre ans-issue de trois générations de femmes-artistes, Marie Molliens maîtrise parfaitement les enjeux du spectacle, « ce qui s’offre aux regards pour susciter émotions et sentiments ». Sur sa piste, se joue la capacité à soutenir un regard, à supporter durablement l’attraction, à saisir la gravité d’un instant, à se laisser aller à la rencontre tout en conservant son mystère.
Aussi a-t-elle choisi d’allégoriser la parade amoureuse et le sublime combat qui s’ensuit à travers le couple mythologique Achille et Penthésilée. On y retrouve toutes les étapes d’une version cruelle de la carte du Tendre : jouer des regards, s’affronter au corps à corps, se porter, se blesser, se donner, se reprendre…
Comme la reine des Amazones, « la femme de cirque » (elles sont ici trois à se relayer autour de l’homme), reste «toujours en équilibre entre la volonté de combattre à tout prix, et celle de se laisser atteindre.» Les performances au trapèze, fil de fer, cerceau, comme les portés acrobatiques trouvent ici une nouvelle résonance.
Dans ce monde d’une sublime cohérente visuelle, tout en blanc, rouge sang et or (au cœur du mot dévORée), la violence symbolique atteint ici un rare degré de maîtrise. On navigue entre tango, chasse à courre et tauromachie. Le tout, sous une pluie de paillettes comme chez Gustave Klimt.
Que d’images terrifiantes ! Que de moments de grâce ! Notre cœur et notre âme ne cessent de sursauter. Quelle fête de l’intelligence ! Cela tient beaucoup à l’omniprésence des musiciens (un contrebassiste et un percussionniste accompagnés d’une fabuleuse cantatrice à robe de cuir et guitare électrique rouges, Françoise Pierret), mais aussi à la mise en scène très pertinente.
Marie Molliens tient fermement les rênes de la relation regardant-regardé, et de l’ altérité. Couleurs, lumières, matières (admirable choix de costumes), gestes précis, coups de théâtre cinglants: tout concourt à ce que le spectateur vive dans sa chair l’attraction-confrontation. Sans oublier un saupoudrage d’humour…
On retiendra en particulier un duo au trapèze d’une fluidité bouleversante, suspendu au-dessus des promesses du lit. Tout en souplesse et reddition. Il y a aussi cet homme-sylphide qui se répand sans cesse en volutes de fumée, zébré de rouge après un sanglant numéro de cerceau, boucherie qui lorgne du côté de Francis Bacon et des représentations de martyrs chrétiens.
Et puis cette scène poignante, acmé de la fable : une femme troublée essaye de reprendre pied, au-dessus du vide, par sauts et glissades sur le fil, en dépeçant un blouson de cuir sur le poignant What power art thou du King Arthur d’Henry Purcell. Danse macabre accompagnée d’un lâcher de trois majestueux lévriers afghans: ils participent, comme dans la légende, au festin du cœur de l’homme aimé.
Qui dévore ? Qui est dévoré ? Subtiles images de l’amour fou.
Stéphanie Ruffier
Institution Saint-Eugène, Aurillac jusqu’au 19 août, à 19 h.
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