Duc de Gothland
Duc de Gothland de Christian Dietrich Grabbe, traduction de Bernard Pautrat, mise en scène de Bernard Sobel
Ironie : le vrai héros de la pièce: Berdoa, le “nègre“, le More, l’autre, la face sombre qui éblouit l’humanité comme un éclair. Le duc de Gothland devient sa cible, pour l’avoir naguère humilié. Berdoa, demi-mort, ressuscite, et cela tout au long de la pièce, pour sa vengeance. Il retourne les alliances, frappe avant d’être frappé, insinuant le poison dans la “civilisation“. Il s’allie aux Finnois, qui sont au moins un peu barbares, et ennemis de ces Européens honnis que les Suédois.
Berdoa n’a pas son pareil pour capter les opportunités d’une situation et y réagir à la vitesse d’un lion se jetant sur sa proie. Gothland, le loyal Gothland, le bon blanc ? En un instant il va le retourner et nous en faire voir la face tout aussi “noire“ que la sienne : l’humaniste crédule va boire le poison d’un faux crime (Le More a mutilé le cadavre de son frère pour faire croire à un assassinat) pour se jeter dans une vengeance sanglante en tuant son frère qu’il accuse d’avoir tué leur frère (vous suivez ?).
Père insulté, fils perverti, épouse chassée morte dans la neige, et voilà : le Duc et le More sont devenus frères siamois, l’humilié a fait-facilement-exploser la morale et les “valeurs“ européennes de Gothland.
Et sur quoi sont-elles assises, nos fameuses “valeurs“ (qu’on ne peut décidément écrire qu’avec des guillemets), et la supériorité satisfaite de notre civilisation ? Christian Dietrich Grabbe, le jeune révolté, vous le demande, au fond de son Europe post-napoléonienne, où les illusions révolutionnaires françaises se sont perdues et les Lumières éteintes.
La pièce participe d’une sorte de concentré de la pièce de William Shakespeare : Berdoa tiendrait d’Othello pour le courage guerrier et de Iago pour la perversité, de Richard III pour l’énergie dévorante. Gothland, comme Othello, se goinfre de perfidie comme si elle était vérité, Macbeth lâche devant ses propres fautes, qui massacrerait pour prouver qu’il n’est pas coupable, et tous les seconds rôles de tyrans du répertoire.
Conduite, fouettée par un Denis Lavant au mieux de sa forme, sous une forêt à l’envers de Lucio Fanti, image d’une nature dénaturée, la pièce avance avec une force réjouissante.
Avec une vérité des rapports de forces nue jusqu’à l’os, et dans un langage cru et direct : Christian Dietrich Grabbe n’a rien d’un “classique“ respectable.
La direction d’acteurs ici manque de précision, et les scènes de bataille se suivent et se ressemblent (on excuse l’auteur, Napoléon n’était pas loin!) mais on est entraîné dans les trois heures de ce western spaghetti.
Quand la violence s’accumule sur la violence, sans la moindre trace de rédemption, quand la peau est arrachée avec les masques, il ne reste qu’un grand froid dans l’esprit et un grand rire dans les poumons. À voir sans chipoter.
Christine Friedel
Théâtre de l’Épée de bois, Cartoucherie de Vincennes, jusqu’au 9 octobre. T: 01 48 08 39 74