Les Frères Karamazov de Fédor Dostoïevski
Les Frères Karamazov de Fédor Dostoïevski, mise en scène de Frank Castorf
Les Frères Karamazov (1880), dernier roman du grand écrivain (1821-1881) , que met en scène avec éclats et fracas Frank Castorf, est, entre ombres, lumières et images contemporaines, une lecture sensible et mouvante de deux idéologies antithétiques: l’orthodoxie à l’Est et le libéralisme à l’Ouest. Ce livre mythique, vision prophétique de l’instabilité confuse de la modernité et de la post-modernité, traite de l’attention infinie au sentiment existentiel, à travers une quête de la responsabilité de l’individu dans une société idéale.
La pierre d’achoppement des discours -moteur et relance de la réflexion – touche à la question du meurtre du père-figure honnie d’aristocrate, déchu, égoïste et revendiquant sa dépravation… Un crime probable, imaginé par les trois frères Dimitri, Ivan et Aliocha, et par leur frère bâtard, Smerdiakov. L’amour pour la fatale Gruschenka, que se disputent fils et père, vaut les trois mille roubles paternels à dérober, un enjeu qui réactive encore la controverse.
Parabole prémonitoire des politiques à venir des XXème et XXIème siècles, l’idée de ce crime symbolique s’avance vers le parricide accompli, rendu ainsi légitime. Les raisonnements aveugles, négation des règles et mépris de l’interdit, conduisent à la mort de l’homme comme à l’anéantissement collectif, à travers un avenir aux prises avec le fascisme, le nazisme et le communisme déviant. Aujourd’hui, d’autres dialectiques, néfastes et mortifères, imposent leur triste réalité.
Frank Castorf frotte les temps dostoïevskiens et l’immédiate contemporanéité russe, en insérant dans son spectacle des propos acerbes, extraits d’Exodus, le roman de Léon Uris, publié en Russie sous le pseudonyme de DJ Stalingrad. Le dramaturge Sebastian Kaiser estime que l’auteur construit un tunnel conduisant de son époque jusqu’à la mégalopole capitaliste du Moscou d’aujourd’hui, avec sa jeunesse en état de « nadryw », saturation émotionnelle des concerts punks, des bagarres de métro, et des émeutes dans les stades.
La mise en scène répond présente, aux échos de la violence de nos années 2015, et se donne sur une friche industrielle à La Courneuve (Seine-Saint-Denis), site de Babcock et Wilcox, entreprise de chaudières et d’installations électriques, qui a compté jusqu’à 2.000 salariés, berceau de luttes sociales. Ainsi, la programmation 2016-2017 de la MC93 préfigure la rénovation de la partie Sud de ces halles monumentales, fleuron de l’architecture industrielle de béton et de fer, vidé de ses entrailles métalliques, entre barrières de chantiers, grues hérissées et trous préparatoires à la construction, se joue ici l’épopée de Dostoïevski revue par Frank Castorf.
Métaphore éloquente : sur les restes industriels, s’édifiera peut-être un monde meilleur. Dans cette immense salle, en face des rangées de spectateurs, la scénographie panoramique de Bert Neumann, disparu en 2015, détaille les mouvements dialectiques de la pensée dostoïevskienne. À jardin, une tour citadine et moderne avec ses escaliers côté salle et côté plateau ; à cour, sur un plan d’eau, une datcha en bois, salle à manger et cuisine; entre les deux, un sauna et sa cheminée qui diffuse de la vapeur par à-coups.
Les comédiens sont filmés au plus près, façon Cassavetes, le visage expressif, dangereusement exposé et poursuivi par la caméra et le micro. Silhouettes hantant les rues de la ville, comparables aux labyrinthes d’une pensée philosophique vivante, dédales fermés de fragiles palissades de bois reliant les différents espaces. Et dont le public devine la marche que l’on voit d’abord sur l’écran vidéo central, installés dans le sauna, l’église, ou la datcha… mais qui, dommage, sont rarement sur le plateau, et pour des scènes assez fugaces !
Malgré la longueur de la deuxième partie, où se succèdent de vains monologues, le pari est largement tenu: ces excellents comédiens incarnent leur personnage avec intensité et passion. Souffrant du poids charnel d’une voix intérieure entêtante, ils jouent leur partition dans un don de soi et un engagement scénique remarquable… Que ce soit Hendrik Arnst (le père), Marc Hosemann (Dimitri), Alexander Scheer (Ivan), Daniel Zillmann (Alexei), Sophie Rois (Smerdiakov), Kathrin Angerer (Grouchenka), Lilith Stangenberg (Katerina), Patrick Güldenberg (Rakitine), et Jeanne Balibar qui parle l’allemand comme le français.
Bref, une aventure excessive mais aux atouts artistiques évidents.
Véronique Hotte
Festival d’Automne à Paris : MC 93 Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis Bobigny, à la Friche industrielle Babcock à La Courneuve, 80 rue Émile Zola, jusqu’au 14 septembre. (En allemand, surtitré en français). T: 01 53 45 17 17.