Le Dépeupleur de Samuel Beckett
Le Dépeupleur de Samuel Beckett, spectacle conçu par Alain Françon, Jacques Gabel et Joël Hourbeigt
Il s’agit d’une revisitation d’un texte qui avait déjà fait-il nous en souvient- l’objet d’une lecture en 1978 dans un petit théâtre du off avignonnais par Serge Merlin avec Pierre Tabard, puis en 2003, toujours par Serge Merlin aux Ateliers Berthier, déjà dirigé par Alain Françon. Bref, un long compagnonnage de l’acteur avec le metteur en scène et Samuel Beckett.
On oubliera les trente minutes d‘attente pour mettre au point (mais mal!) le décor pas très convaincant de Jacques Gabel avant de pouvoir entrer dans la salle. Soit un cube noir très fermé et sans aucun dégagement avec, au centre, un cylindre symbolisant celui prévu par l’écrivain: “C’est l’intérieur d’un cylindre surbaissé ayant cinquante mètres de pourtour et seize de haut pour l’harmonie», autour duquel Serge Merlin va s’emparer du texte. Avec, à l’intérieur, de très petits personnages blancs et des échelles appuyées sur le mur, éclairés par une lumière zénithale, crépusculaire, tour à tour verte, jaune, rouge ou blanche.
Silence de quelques minutes, quand entre, par la porte de la salle, comme un diable, Serge Merlin-pantalon noir rayé, chemise blanche, lavallière noire et et très ample manteau court, vert pomme. Serge Merlin a une apparence fantastique, comme en ont peu de comédiens: visage aux yeux brillants, buriné et encadré de cheveux longs mais aussi des bras et mains qui, dans la pénombre, paraissent démesurés. Et il a cette voix inimitable, rocailleuse que l’on reconnaît tout de suite et qui va nous envelopper pendant quelque soixante minutes, sans aucune baisse de tension.
Il possède un art du geste des plus rares : impossible aussi d’échapper à ce regard qui vous scrute au plus profond de vous-même, et on sent chez lui une passion exceptionnelle de la langue. Il faut l’entendre faire un sort à chaque phrase mais avec une grande légèreté, et aussi par exemple, à certains mots comme « harmonie » qui revient plusieurs fois dans le texte, en mettant l’accent sur le i final, comme ne le se permettrait aucun comédien confirmé. Mais il sait parfaitement où il va et tout d’un coup, merveille de drôlerie, cela éclaire la phrase de Samuel Beckett. Du grand art de la prosodie, et d’une belle intelligence théâtrale.
Le texte de quelque cinquante pages, clair, concis et d’une rare densité-mais comment dire les choses-reste à la fois simple et toujours accessible. Et on éprouve aussitôt une sorte de jubilation à écouter Serge Merlin, quand il s’empare de ces courtes phrases souvent nominales qui font parfois penser aux descriptions ethnologiques d’une population des tropiques par Claude Lévi-Strauss: « Séjour où des corps vont cherchant chacun son dépeupleur. Assez vaste pour permettre de chercher en vain. Assez restreint pour que toute fuite soit vaine. Séjour où des corps vont cherchant chacun son dépeupleur. Assez vaste pour permettre de chercher en vain. Assez restreint pour que toute fuite soit vaine. (…)Lumière. Sa faiblesse. Son jaune. Son omniprésence comme si les quelque quatre-vingt mille centimètres carrés de surface totale émettaient chacun sa lueur. Le halètement qui l’agite. Il s’arrête de loin en loin comme un souffle sur sa fin. Tous se figent alors. Leur séjour va peut-être finir. Au bout de quelques secondes tout reprend. Conséquences de cette lumière pour l’œil qui cherche. Conséquences pour l’œil qui ne cherchant plus fixe le sol ou se lève vers le lointain plafond où il ne peut y avoir personne. Température. Une respiration plus lente la fait osciller entre chaud et froid. Elle passe de l’un à l’autre extrême en quatre secondes environ. Elle a des moments de calme plus ou moins chaud ou froid. Ils coïncident avec ceux où la lumière se calme. Tous se figent alors. Tout va peut-être finir. Au bout de quelques secondes tout reprend. Conséquences pour les peaux de ce climat. Elles se parcheminent. Les corps se frôlent avec un bruit de feuilles sèches. Les muqueuses elles-mêmes s’en ressentent. Un baiser rend un son indescriptible. Ceux qui se mêlent encore de copuler n’y arrivent pas. Mais ils ne veulent pas l’admettre. »
On a vu Serge Merlin en faire parfois beaucoup, voire vraiment trop, mais ici, Alain Françon a fait ici un travail des plus remarquables tout en nuances, d’une exigence absolue, compte-tenu des petites dimensions du plateau, et il a dirigé, avec beaucoup de maîtrise, son acteur-fétiche dans cette performance exceptionnelle… A la fin, Serge Merlin salue sobrement, le regard encore plein de malice,comme s’il nous avait joué un bon tour, le temps d’une heure, avant de se sauver, malgré l’ovation qui continue longtemps. Le privilège des très grands.
Seul bémol : il vous faudra débourser 30€, ou si on est jeune et beau, enseignant, professionnel, etc. :18 et 26 €. Mais allez-y ; ce court mais très beau spectacle en vaut largement bien d’autres à la mode-suivez notre regard- qui durent plusieurs heures…
Philippe du Vignal
Théâtre des Déchargeurs 3 rue des Déchargeurs 75001 Paris T: 01 42 36 00 50, jusqu’au 1 octobre du lundi au samedi à 21h30; et du 3 octobre au 19 décembre le lundi à 21h30.
Théâtre des Halles, Avignon, les 11 et 12 novembre à 20h.
Le texte est publié aux Editions de Minuit.
Enregistrer