Tue, hais quelqu’un de bien, création collective à propos du Jugement dernier de Jérôme Bosch, mise en scène de Linda Dušková
Cette création est l’aboutissement d’un travail de recherche dans le cadre du SACRE (Sciences, Arts, Création, Recherche) destinés aux créateurs. Un nouveau type de doctorat, qui met donc la création pour valoriser une thèse, et commun au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique, à celui de Musique et de Danse mais aussi à L’Ecole Nationale Supérieure des Arts Déco, à l’Ecole Normale Supérieure,et à la FEMIS. Avec des soutenances de thèse pouvant inclure performances, expositions, concerts et projections.
Instrument de recherche artistique, ou usine à gaz et machine à alimenter Pôle Emploi comme le craignent certains ? A suivre… La thèse qu’a soutenu Linda Dušková, comprend aussi un essai scénique sur Paysage sous surveillance d’Heiner Müller, un soutenance ces jours-ci, et une performance/spectacle sur le thème du Jugement dernier d’après le tableau Jérôme Bosch, avec l’aide de Romain Bigé pour la dramaturgie, Iannis Lallemand pour la composition musicale; Juline Darde-Gervais et Lara Hirzel pour la scénographie et Lena Paugam pour le jeu.
La collaboration entre l’Ecole des Arts Déco et l’Ecole du Théâtre National de Chaillot ou le Conservatoire national ne date pas d’hier et a souvent très été fructueuse. Même si les services de l’enseignement artistique au ministère de la Culture-toujours en retard comme d’habitude de quelques métros-ne s’y intéressaient guère.
En tout cas, les lignes commencent à bouger en France, et ce n’est pas un luxe. Metteuse en scène et dramaturge, la Tchèque Linda Dušková (28 ans) formée à l’Académie des Arts Performatifs de Prague, a travaillé sur une recherche portant sur: Image et conscience:autour des enjeux de l’image fixe dans la création théâtrale, dirigé par Jean-Loup Rivière. Avec, à la clé un jeu de mots sur le titre, histoire sans doute de ne pas trop se prendre au sérieux… Bien vu!
Sur le plateau nu, couvert d’un tapis de danse blanc, deux appareils photo, et trois châssis sur roulettes avec écran de lames de tissu où est projeté Le Jugement dernier, triptyque du célèbre peintre hollandais qu’il a peint vers 1500, et exposé à l’Académie des Beaux-Arts de Vienne.
Il y a d’abord, avec un commentaire en voix off, une remarquable et très fine analyse de détails du tableau comme on ne les voit jamais, montrés en effet très grossis-du triptyque qui se montre sous un nouveau visage, avec ses représentations du Paradis et l’Enfer mais aussi de la souffrance des hommes et des femmes condamnés dès leur naissance par l’Eglise toute puissante à laquelle il ne faisait pas bon s’opposer, à cet effroyable Jugement dernier qui, comme le dit justement le texte de cette performance, a sans doute traumatisé des dizaines de générations. Et cela dans les trois religions du Livre! Dans un monde où-on l’oublie trop souvent-les images étaient rares et sous le contrôle absolu de la religion catholique.
Mais ici, Jérôme Bosch, plus moderne, s’interroge sur la responsabilité des hommes, ce le qui distingue de ses contemporains Memling ou les frères Van Eyck plus soumis à l’Eglise. Sur le panneau de gauche, le Jardin d’Eden aux prés verdoyants, où les hommes vivent nus et sereinement en harmonie avec les animaux. On voit Eve tentée par le serpent qui, avec Adam, sera finalement chassée par un ange dans la forêt assimilée au péché. Sur le panneau central, Dieu, encore et toujours, entouré par des saints. Sous son trône, un monde terrifiant de gens nus entourés de feu, où les démons hideux s’emparent des âmes. En haut, Dieu assis au Paradis préside entouré d’anges autour de lui.
Sur le panneau de droite, l’enfer où les âmes damnées sont transformées en insectes genre fourmi géantes aux pattes monstrueuses; il y a aussi dans ce tableau des oiseaux inquiétants et des corps humains nus, des machines et instruments de torture ou de mort, comme ce grand couteau hors échelle…
Le spectacle de l’enfer, comme toujours, est des plus intéressants qui soient, avec hommes et bêtes qui se déchirent, avec un feu ravageur en haut du tableau et un déluge en bas. Bref, un univers étrange et inquiétant qu’admiraient beaucoup les surréalistes, comme André Breton qui considérait Jérôme Bosch comme un « visionnaire intégral « .
On retrouve souvent ce thème du jugement des âmes, à la fois dans la peinture et la sculpture médiévales depuis le XIIème siècle et à la Renaissance (Michel-Ange, Léonard de Vinci), comme dans le célèbre et formidable tympan de la basilique de Conques (Aveyron) qui avait aussi inspiré le Théâtre de l’Unité pour un spectacle sur le Moyen-Age dans le cloître attenant. Comme d’autres artistes, peintres, sculpteurs, cinéastes et metteurs en scène …
Dans une deuxième partie, Julien Daillère, David Lelièvre et Mayya Sanbar prennent des photos d’eux-même, ou plutôt de parties de leurs corps qui sont ensuite retransmis sur les écrans, voire sur leurs corps eux-mêmes et y font l’objet de montages, et agrandissements démesurés, sur fond de musique électronique et de Lou Reed, pour finir avec une fresque de toute beauté, composée d’étonnantes photos de corps entremêlés, inspirés de Jérôme Bosch: la boucle est ainsi bouclée, si on a bien compris, avec un clin d’œil prononcé au body art dont Gina Pane, sa principale représentante en France et qui enseignait dans une Ecole d’art aurait sans doute apprécié ce spectacle.
On oubliera vite les petits jeux à la José Montalvo entre corps virtuel et corps réel que l’on déjà beaucoup vus un peu partout, depuis que le chorégraphe les a mis au point il y a déjà plus d‘une dizaine d’années… Mais, pour une fois, on échappe, comme on pouvait le craindre, à l’image vidéo! Et les trois comédiens, en particulier David Lelièvre, ont une belle présence, et se sortent bien, grâce aussi à leur remarquable gestuelle, de cet exercice périlleux, mis en scène avec beaucoup de rigueur et d’intelligence par Linda Dušková. Les démarches de recherche comme celle-ci, à la fois dramaturgique et de mise en scène hors des cadres habituels, est un moteur essentiel au théâtre qui a un besoin vital de laboratoires.
Cette collaboration entre disciplines scéniques et plastiques, comme celle que l’on voit ici-on ne le répétera jamais assez et n’en déplaise à Laurent Wauquiez (oui, vous savez, celui qui n’aime guère les écoles de cirque, ni les migrants dans sa région Auvergne-Rhône-Alpes!-s’avère essentielle pour préparer le théâtre de demain…
Philippe du Vignal
Spectacle vu le 21 octobre, salle Maria Casarès au Nouveau Théâtre de Montreuil.