Au bord du théâtre d’Eugène Durif
Au bord du théâtre, d’Eugène Durif
En deux gros volumes-plus de huit cent pages-l’auteur a réuni essais, esquisses, poèmes, premiers jets, ébauches, entrées de clowns et monologues, en regard de la trentaine de pièces, romans, et autres, déjà publiés depuis la fin des années quatre-vingt.
Au bord du théâtre n’est pas une compilation de paperolles, un recueil des miettes de la création-comme s’il ne fallait rien laisser perdre-mais presque une méthode extensive qu’Eugène Durif nous donne de la lecture de ses textes.
Voilà : même parfois obscurs, mais ni plus ni moins que la vie même, ces fragments, pourrait-on dire, sont faits de chair-la chair faite verbe-tant le toucher, la peau, la sensibilité y sont présents. Y compris sous leur forme la plus brutale, la violence sociale (voir le premier texte du volume II: Comme un qui parle tout seul), et la violence sexuelle, sans exhibitionnisme.
Eugène Durif pratique l’émotion comme source de connaissance de l’humain, et elle transpire de ses textes, mettant en lumière une vérité importante et mal connue : nous sommes perméables, quoique nous fassions pour nous protéger (enfin, certains n’y parviennent que trop). Cette perméabilité, il la met en pratique, très simplement, en publiant à côté de ses propres textes, quelques-uns de ceux qui ont été écrits en atelier d’écriture avec des comédiens «différents». Eugène Durif a en effet beaucoup travaillé avec des Centres d’Aide par le Travail, et très simplement, prend au sérieux ces productions, qui ont parfois la force et la liberté de l’art brut.
Au bord du théâtre tient de cette pratique un peu secrète, et aussi des franges d’une écriture plus publique. Et d’une colère contre un théâtre beau et bien fait, bien pensant, mais fermé sur lui-même et sur un public privilégié. «L’œil du prince», mais partout, et pour tous ! « Être au bord du plateau » lui donne aussi la possibilité de s’adresser au public autrement, dans une situation plus intime, plus complice, plus perméable.
Ce bord-là nous remet au centre du théâtre : quand il rencontre un public sans connivence, sans prérequis, directe et disponible. L’art du théâtre, ce sont aussi ses méthode de production, de diffusion : pas d’idéalisme qui justifierait injustices et exclusions ! « Le théâtre pour tous » commence au plus près de quelques-uns.
Le poète Eugène Durif nous parle beaucoup de la mort, obstacle définitif, muet. Mais les morts, eux, sont là, faits comme nous, de l’étoffe des rêves. Quelque chose passe d’eux à nous, ultime forme du toucher, si présent, on l’a vu, dans Au bord du théâtre…
Voilà un livre qui ne ressemble à aucun autre, et qui fait plus qu’ouvrir des portes : il les fait disparaître. Et il y a une courageuse maison d’éditions pour se faire complice de cette révolution douce.
Christine Friedel
Editions La Rumeur libre, collection La Bibliothèque. A paraître en 2017, le tome III : Figures de la tragédie. L’ensemble sera réuni dans un coffret.
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