Kûtiyâttam par la troupe du Kalamandalam
Kûtiyâttam par la troupe du Kalamandalam, en sanskrit (surtitré en français)
A l’orée de la salle, la troupe se prépare à vue, derrière une palissade à claire-voie.
Des maquilleurs enduisent les visages des acteurs, de couleurs réhaussant leurs traits de savants reliefs, et fardent lourdement yeux et bouches. En coulisse, sur des portants des costumes, à dominante blanc et rouge, ornés de dorures.
On assiste aux préliminaires de ce long spectacle: allumage de trois lampes à huile (la trinité indienne), accord des deux gros tambours mizhavus posés sur des coffres de bois sculpté, sorte de jarres de cuivre pansues à petites embouchures couvertes d’une peau et jouées à mains nues. Le mizhavu, dit-on, fut créé par Brahma pour accompagner le Kûtiyâttam, «théâtre des dieux».
Suivent des chants propitiatoires adressés aux dieux par le chef de la troupe, visage avenant et coloré comme s’il portait masque, mais avec des yeux et une bouche très mobiles : «Que Narayama aussi blanc que le lait et portant la conque nous bénisse et nous protège (…) Que Rama à la carnation bleu qui tua Ravana nous bénisse et nous protège (…) Que Rama le sombre nous bénisse et nous protège.»
Au rythme des mizhavus, des cymbales, et de l’iddaka ( tambour en forme de sablier, frappé avec une baguette coudée et porté en bandoulière, qui s’accorde grâce à un entrelacs de cordes resserrées à volonté).
Ce long et méticuleux rituel renvoie au caractère sacré de cet art, ancêtre du Kathakali qui lui emprunta son vocabulaire dramatique et son style de maquillage au XVIIème siècle. Il naquit, il y a deux millénaires dans les temples du Kérala, joué par des troupes d’acteurs-chanteurs (Chakyars), des actrices-chanteuses (Nangyars), et des musiciens-percussionnistes (Nambyar). Le Kûtiyâttam est l’un des rares théâtres traditionnels où les femmes jouent leurs propres rôles (au lieu de travestis, comme dans le Kathakali) et prennent part à l’accompagnement musical avec des invocations préliminaires et finales; elles rythment aussi l’action avec de petites cymbales…
La narration commencera après la mise en place d’un court rideau amovible, tenu par deux hommes…qui séparera ensuite les épisodes, ménageant à chaque protagoniste une entrée spectaculaire. Le rideau tiré, entre en scène Sangeeth Chakyar qui joue Arjuna, héros majestueux, visage vert et rond, yeux démesurés, bouche élargie en un sourire épanoui.
Par des mimiques expressives du regard et des lèvres, relayées par les bras et les mains, il nous conte, en un long solo, deux épisodes du Mahabharata dans la version écrite par le monarque Kulasekhara Varma au Xème siècle qui a renouvelé le genre, en fixant les codes, dont les 600 hasta mudras : étonnante gestuelle des mains, langage des signes avant l’heure. On lui devrait aussi l’introduction du Vidûshaka, personnage populaire, qu’on verra dans la deuxième partie du spectacle.
Après l’énoncé du texte, souligné par des gestes, l’acteur en donne la traduction par les seules expressions du visage, puis le développe par la pantomime et le jeu corporel, soutenu par un quatuor de percussions : deux mizhavus, un iddakà et des cymbales. Arjuna raconte son amour pour Subhadra, sœur de Krishna, qu’il n’a jamais vue mais dont la description par son ami Gada a enflammé son cœur : «Cette jeune fille, je la désire de loin comme une fleur du ciel ».
En route vers la demeure de Krishna et Subhadra, il séjourne dans un ashram paradisiaque où des animaux -naturellement ennemis- cohabitent ici en paix. Il se lance alors dans un récit répétitif, mimé, joué, chanté et dansé : «Une jeune antilope boit au sein d’une tigresse ; un éléphanteau joue avec le croc d’un lion qu’il prend pour une tige de lotus ; un serpent endort une mangouste en la léchant… »
Et d’imiter chacune des bêtes par des mouvements et des expressions du visage pendant une bonne demi-heure, sans lasser le public, tant la technique de jeu, issue d’une longue formation théâtrale, fascine par les codes déployés, avec une précision mathématique, .
Au quotidien, les apprentis-acteurs s’entraînent aux «exercices des yeux», du souffle, aux «neuf émotions», à la psalmodie et à l’art des gestes. Lors de solos mimés, ils incarnent une multitude de rôles : dieux, héros, animaux, en repassant toujours par la posture de l’acteur, qui reste maître du jeu.
La deuxième partie du spectacle nous réserve d’autres morceaux de bravoure car la structure flexible du Kûtiyâttam permet de développer à volonté tel ou tel passage, ou de scinder un épisode. Ainsi, le vaste répertoire de ce théâtre est-il composé, non de pièces intégrales mais d’actes extraits de telle ou telle épopée (essentiellement Le Mahâbhârata et Le Râmayâna.)
On assiste à l’entrée du Vidhûshaka, compagnon de route d’Arjuna, interprété par le malicieux Ramashan Ramith. Personnage populaire venu de la campagne, il adopte un tout autre style de jeu et raconte les événements à sa manière, en langue locale, parodiant souvent son noble maître. «Il voulait aller saluer Krishna mais j’ai tout de suite compris que ce n’était pas pour embrasser Krishna, il pensait à sa sœur, Subhadra » se moque-t-il. Le Vidhûshaka, éternel ventre creux,pleurant misère, contrepoint à la fois satirique et moraliste, resitue l’action dans le quotidien et instaure une complicité avec le public. On reconnaît en lui, Arlequin, le Sganarelle de Molière, ou le Falstaff et les clowns de William Shakespeare.
Chemin faisant, là où le Vidûshaka voit des nuages noirs et des éclairs annoncer un orage, Arjuna discerne un démon emportant une jeune femme dans le ciel. Il lui suffit de bander son arc pour mettre le dragon en déroute. «Au secours, au secours !» lance une voix off féminine.
Ensuite Arjuna et la jeune fille tombée du ciel, qui n’est autre que Subhadra -mais les jeunes gens ne se connaissent pas- s’éprennent l’un de l’autre : longue danse décrivant les cœurs qui s’enflamment, les corps qui flanchent, sous les boutades et les gestes narquois du bouffon… L’actrice Palliyalil Vijitha joue à visage découvert et déploie des mimiques et une gestuelle fascinantes.La soirée s’est poursuivie jusqu’au matin, avec des extraits du Ramanyana, tout aussi envoûtants.
On traduit couramment Kûtiyâttam par «ensemble d’acteurs», ou «drame concertant» (de kuti : ensemble, attam : action dansée). Le mot sous-entend aussi une pluralité de modes de jeu. À la fois drame rituel, théâtre épique, opéra sacré et pantomime bouffonne, ce théâtre venu du fond des âges s’est perpétué dans le petit Etat du Kérala, caractérisé par des mouvements statiques et dynamiques et des costumes dont les couleurs distinguent les protagonistes: caractères divins (dominante verte), caractères égocentriques (dominante rouge), caractères primaires (dominante noire).
Sa survie doit beaucoup au Kalamandalam, conservatoire officiel du Kerala, institué en 1965, qui offre un enseignement régulier ouvert aux élèves de toute caste. En 1992, un festival officiel de Kûtiyâttam réunissant les derniers maîtres et leurs disciples, fut organisé à New Delhi, portant ainsi cette redécouverte du genre au niveau national.
Le 18 mai 2001, le théâtre sanskrit Kûtiyâttam a été reconnu «chef-d’œuvre oral et immatériel de l’humanité» par l’UNESCO.
La troupe du Kalamandalam a déjà effectué de trop rares tournées européennes (la dernière en novembre 1999!) et on regrette qu’elle ne donne en France qu’une seule représentation.
Mireille Davidovici
Spectacle vu au Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes le 31 octobre.
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