Outrages L’Ornière du reflux
Outrages L’Ornière du reflux, écriture et mise en scène de Pierre-Yves Chapalain
Depuis l’art antique grec jusqu’à la littérature des Modernistes occidentaux et hispano-américains, le Centaure, exceptionnel homme-cheval, reste une figure mythique de la rencontre et du conflit, icône altière, entre puissance vitale et sagesse méditative, force et pensée, impulsions et raison, instinct et sentiments. «Ses pieds le rivent au sol : sa tête se dresse, libre, dans le ciel »dit le poète nicaraguayen Rubén Dario, (1867-1916).
Ainsi vivent les hommes, hier comme aujourd’hui, et Pierre-Yves Chapalain cite ces phrases de Jorges-Luis Borges :«La plus populaire des fables où les Centaures figurent est celle de leur combat avec les Lapithes, qui les avaient conviés à une noce. Pour les hôtes, le vin était une chose nouvelle ; à la moitié du festin, un Centaure ivre outragea la fiancée et commença, renversant les tables, cette fameuse centauromachie… »
Dans la dernière partie d’Outrages, on installe de longues tables, en prévision d’une fête conviviale et bruyante qui se prépare pour la signature du testament d’Edmond qui lègue sa fortune à Mathilde, devenue son héritière inattendue. Mais ces tables seront renversées et mises à sac. Les parents ont été outragés de longue date par Edmond, un voisin malfaisant : médisances, accusations criminelles, mauvais sort jeté sur les bêtes de ces fermiers dont l’homme est porté sur les bonnes bouteilles, et qui pourrait revêtir l’allure du Centaure (Jean-Louis Coulloc’h hypocondriaque).
Ivresse collective lors de ces agapes: le couple rural jouera les assassins à la Macbeth, le sang en moins : la mère vindicative exige réparation des outrages subis, et se venge en récupérant ce pactole inattendu, avant d’empoisonner le vin du donateur. «Une ordure, ça crève pas », dit-elle, il faut donc aider la Nature. »
Edmond -un personnage non visible, triste fils bâtard de Gloucester au cœur et aux ambitions douteuses dans Le Roi Lear- serait bien le véritable Centaure d’Outrages, d’autant qu’il est souvent fait allusion à son rajeunissement, grâce à des manipulations biotechnologiques -une résistance aux outrages du temps- qui concernent aussi celui qui outrage. « La force de son attraction vient de la puissance de ses mots, de sa voix, de sa présence », apprend-on. La jeune fille en est amoureuse mais nous ne verrons jamais Saïd, son compagnon qui travaille aux champs.
L’amour ne vient-il transfigurer la vieille histoire de haine initiale ? Une façon de se ressaisir d’un présent qui échappe toujours… Le monde ici décrit relève de l’onirisme et de l’imaginaire, de rêveries profondes ancestrales, de traditions populaires et de la magie du terroir, répondant à l’appel ineffable de l’au-delà, de l’irréel ou du surréel qu’incarne le «trou noir» évoqué chez le père: fragilité de l’oubli et perte de conscience indéfinissable.
L’univers poétique de Pierre-Yves Chapalain est celui des champs, bois et hameaux où sont élevées les bêtes de ferme, et de l’amie d’enfance de Mathilde qui a pour habitude de manger de la terre ou d’en cracher. Mais l’aimant de la mer puissante, avec sa plage et ses marées, reste bien présent.
Même si Mathilde ne sait guère nager, elle aime faire un tour de barque à marée montante, pareille aux passeurs de morts qui, d’un rivage à l’autre, vont de la vie à l’au-delà. Elle rejette la modernisation à outrance du travail agraire et la perte des forces naturelles puissantes : «Les plateformes de commercialisation du blé, dit-elle, les usines en cylindre, l’accélérateur de particules de farine, j’en ai pas besoin…»
Mariusz Grygielewicz a créé une rêveuse et sensuelle chambre de Mathilde, avec une armoire penchée, et un luminaire de guingois, un lit de jeune fille de travers, et, au sol, un tapis de vêtements quotidiens-fresque de toutes les couleurs du monde; tout en parlant, la mère s’efforce de ranger ce linge, le plie puis le laisse retomber. Mais ce tapis se métamorphose en vagues bleues, quand Mathilde part faire un tour mélancolique sur sa barque.
À jardin, une baignoire où se détend la jeune fille, avant qu’on n’y mette des bouteilles de vin pour qu’elles gardent leur fraîcheur. En fond de scène, une pièce fermée d’où surgissent les parents quand ils rendent visite à leur fille. Sur le devant de la scène, un parquet de danse.
La poésie du spectacle tient avant tout aux images, et au verbe, entre parler paysan et tournures choisies, qui mêle aussi expressions populaires et réalistes à des envolées poétiques. Suggérant, par exemple, un bonheur idéal qui puisse n’avoir ni limite ni cadre, avec des images renouvelées de rêves. Ainsi parle Mathilde, envahie par le questionnement intérieur de son mal-être : «J’dors encore moins que moins ! Si bien que les rêves que j’aurais dû faire la nuit sortent le jour et la nuit le sommeil est tué par des braises sur le lit. »
Ce discours indirect libre en prose poétique -entre sincérité, sentiment vécu et humour de paroles facétieuses- n’existerait pas sans la qualité exceptionnelle de comédiens habités : Jean-Louis Coulloc’h d’abord, mais aussi la tendre Julie Lesgages (Mathilde), (Kahena Saïghi) son amie délicate, Ludovic Le Lez (l’avocat roublard) et Yann Richard. L’espiègle Catherine Vinatier (la mère activiste) mène la troupe, tambour battant : «C’est une chance ce testament ! Il faut agir ! J’en ai ma claque de toute cette boue/ce purin dans lequel on a toujours cherché à me maintenir. Je suis ligotée dans les ronces au fond d’un puits. Je veux respirer, sortir la tête de la fosse, de ce cratère puant… »
Véronique Hotte
Théâtre L’Échangeur à Bagnolet (Hauts-de-Seine), jusqu’au 10 novembre. T: 01 43 62 71 20.
Le texte de la pièce est édité aux Solitaires Intempestifs.
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